• Alain De Benoist : un homme de droite témoigne

    "La droite, bien souvent, ne cherche plus à comprendre. Elle ignore même ce que peut être le travail de la pensée. (...) La plupart des gens de droite n’ont pas d’idées, mais des convictions." 

    "Ses ennemis ne sont jamais des systèmes ni même véritablement des idées, mais des catégories d’hommes posées comme autant de boucs émissaires."

    "Au lieu de soutenir le mouvement ouvrier et le socialisme naissant, qui représentait une saine réaction contre l’individualisme qu’elle critiquait elle-même, la droite n’a que trop souvent défendu les exploitations humaines les plus affreuses et les inégalités les plus politiquement insupportables."

    Alain De Benoist, intellectuel de droite

     

     

    ENTRETIEN SUR LES DROITES FRANCAISES, paru en 2005 dans la revue « Eléments ». Extrait.

    (...) La droite, bien souvent, ne cherche plus à comprendre. Elle ignore même ce que peut être le travail de la pensée. Le résultat, c’est que la culture de droite a aujourd’hui pratiquement disparu. (...)

    La plupart des gens de droite n’ont pas d’idées, mais des convictions. (...) On met un point d’honneur à les défendre comme un petit catéchisme. La droite aime les réponses plus que les questions, surtout si ce sont des réponses toutes faites, ce pourquoi elle a rarement la tête philosophique : on ne peut philosopher quand la réponse est donnée par avance. Le travail de la pensée implique d’apprendre de ses erreurs. L’attitude de droite consiste plutôt à ne jamais les reconnaître, et donc à ne pas chercher à se corriger pour aller plus loin. D’où l’absence d’autocritique et l’absence de débat. L’autocritique est perçue comme une faiblesse, une inutile concession, sinon une trahison. On se flatte à droite de ne « regretter rien » (« Non, rien de rien… »), et surtout pas les erreurs qu’on a faites. Le débat, parce qu’il implique une contradiction, un échange d’arguments, est généralement vécu comme une agression, comme quelque chose qui ne se fait pas.

    (...) L’homme de droite marche à l’enthousiasme ou à l’indignation, à l’admiration ou au dégoût, pas à la réflexion. Il n’est pas réflexif, mais réactif. D’où ses réactions presque toujours émotionnelles devant l’événement. Ce qui frappe, c’est sa façon naïve, sinon puérile, de s’en tenir toujours à la surface des choses, à l’anecdote d’actualité, de tout regarder par le petit bout de la lorgnette, sans jamais remonter aux véritables causes. Quand on leur montre la lune, beaucoup de gens de droite regardent le doigt. L’histoire advenue devient alors incompréhensible – que fait donc la Providence ? –, alors même qu’on ne cesse de s’y référer. D’où un conspirationnisme simplificateur, qui peut aller jusqu’au délire d’interprétation. La négativité sociale s’explique par les louches manipulations d’une « conspiration invisible », d’une « ténébreuse alliance », etc. Comme elle s’intéresse peu aux idées, la droite a tendance à tout ramener aux personnes. Les mouvements politiques de droite sont avant tout liés à leurs fondateurs, et leur survivent rarement. Les querelles de droite sont des querelles de personnes, avec à la base toujours les mêmes ragots, les mêmes racontars, les mêmes imputations calomnieuses – ce que Jean-Pierre Maxence, justement, appelait le « fléau des intrigues et des scissions ». De même, ses ennemis ne sont jamais des systèmes ni même véritablement des idées, mais des catégories d’hommes posées comme autant de boucs émissaires (les Juifs, les « métèques », les « banquiers », les francs-maçons, les étrangers, les « trotskystes », les immigrés, etc.). La droite a le plus grand mal à comprendre un système global dépourvu de sujet : les effets systémiques de la logique du capital, les contraintes de structure, la genèse de l’individualisme, l’importance vitale des menaces écologiques, le ressort interne de la technique, etc. Elle ne voit pas que les hommes doivent être combattus, non pour ce qu’ils sont, mais dans la seule mesure où ils incarnent et défendent des systèmes de pensées ou de valeurs néfastes. Elle s’en prend aux hommes qu’elle n’aime pas pour ce qu’ils sont, ce qui la conduit à la xénophobie ou pire encore.

    (...) La droite a été la grande vaincue de l’histoire, puisqu’elle a pratiquement perdu tous les combats dans lesquels elle s’est engagée. L’histoire des deux derniers siècles est celle de ses défaites successives. Une telle succession d’échecs donne à penser que la supériorité de ses adversaires s’est surtout nourrie de ses faiblesses. A l’origine, qu’est-ce que la droite possédait en propre de meilleur ? Je dirai, pour faire bref, un système de pensée anti-individualiste et anti-utilitariste, doublée d’une éthique de l’honneur, héritée de l’Ancien Régime. Elle s’opposait par là frontalement à l’idéologie des Lumières, dont le moteur était l’individualisme, le rationalisme, l’axiomatique de l’intérêt et la croyance au progrès. Les valeurs dont elle se réclamait étaient à la fois des valeurs aristocratiques et des valeurs populaires. Sa mission historique était de réaliser l’union naturelle de l’aristocratie et du peuple contre leur ennemi commun : la bourgeoisie, dont les valeurs de classe trouvaient précisément leur légitimation dans la pensée des Lumières. 

    (...) Jean-Pierre Maxence parlait aussi, très justement, de « défaut de contacts populaires » : « On se proclamait “homme du peuple” mais on pensait, plus on sentait, en petit-bourgeois ». Au lieu de soutenir le mouvement ouvrier et le socialisme naissant, qui représentait une saine réaction contre l’individualisme qu’elle critiquait elle-même, la droite n’a que trop souvent défendu les exploitations humaines les plus affreuses et les inégalités les plus politiquement insupportables. Elle s’est rangée du côté des classes possédantes, participant objectivement de la lutte de la bourgeoisie contre les « partageux » et les « classes dangereuses ».(...)

    La droite a oublié que son seul véritable ennemi est l’argent, et qu’elle devait de ce fait s’éprouver comme l’alliée objective de tout ce qui conteste le système de l’argent. Elle est passée par paliers du côté de ce système. Elle était mieux placée que quiconque pour défendre, en les reformulant, des valeurs anti-utilitaristes de gratuité et de désintéressement. Peu à peu, elle s’est convertie à l’axiomatique de l’intérêt et à la défense du marché. Parallèlement, elle est tombée dans l’ordre moral, le militarisme, le nationalisme, qui n’est qu’un individualisme collectif que les premiers contre-révolutionnaires avaient condamné comme tel. Le nationalisme l’a fait tomber dans la métaphysique de la subjectivité, maladie de l’esprit systématisée par les modernes, lui faisant du même coup perdre de vue la notion de vérité. Elle aurait dû être le parti de la générosité, de la « common decency », des communautés organiques ; elle n’est que trop souvent devenue le parti de l’exclusion, de l’égoïsme collectif et du ressentiment. Bref, la droite s’est trahie elle-même quand elle a commencé à accepter l’individualisme, le mode de vie bourgeois, la logique de l’argent, le modèle du marché.

    (...)Quant à la « vraie droite », elle n’a cessé de se marginaliser et de se rétrécir comme peau de chagrin. De plus en plus oublieuse de sa propre histoire, tout son système de pensée implicite tient au fond dans une phrase : « C’était mieux avant » – que cet « avant » renvoie aux années trente, à l’Ancien Régime, à la Renaissance, au Moyen ou à l’Antiquité. Cette conviction, y compris dans ce qu’elle peut avoir de ponctuellement exact, nourrit une attitude soit restaurationniste, qui la voue à l’échec, soit purement nostalgique. Dans tous les cas, on se borne à opposer au monde réel un monde passé vécu sur le mode du fantasme idéalisé. (...). On en est arrivé au point où elle ne sait même plus très bien le type de régime politique qu’elle voudrait voir se mettre en place. L’histoire devient un refuge : idéalisée, reconstruite de manière sélective et plus ou moins fantasmatique, elle confère la certitude d’avoir un « héritage » stable, porteur d’exemples signifiants, qu’on peut opposer aux horreurs du temps présent. L’histoire est censée donner des « leçons », bien qu’on ne sache jamais très bien lesquelles en sont tirées. (...)

    Le fait d’avoir été constamment vaincue répand souvent chez elle un inimitable mélange d’ironie fondée sur l’acribie, de dérision appuyée, d’amertume, de ricanement entendu, caractéristique du long lamento réactionnaire. (...)

    Le trait le plus caractéristique de la « vraie droite » est un narcissisme politique et moral fondé sur une immuable division du monde en deux (nous les bons, eux les méchants), simple extériorisation d’une ligne de partage qui passe en réalité en chacun de nous. Cette dichotomie « nous vs. les autres », donnée comme la clé de tout, relève en fait de cette métaphysique de la subjectivité dont j’ai déjà parlé, qui légitime toutes les formes d’égoïsme et d’exclusion. Cette droite-là parle certes beaucoup de défendre son « identité », mais elle a généralement le plus grand mal à la définir. Elle ne la tire bien souvent que du fait de ne pas être ce qu’elle dénonce. C’est l’existence de ses ennemis qui définit sa propre existence, une existence en creux, a contrario. Sa marginalisation nourrit une mentalité obsidionale, qui stimule à son tour son rejet de l’Autre. Il y a quelque chose de cathare dans cet obsidionalisme : le monde est mauvais, serrons les rangs du « dernier carré ». Les titres de ses livres de prédilection sont aussi révélateurs : les maudits, les hérétiques, les réprouvés, les nostalgiques, le camp des saints. Bref, les derniers des Mohicans. Dans un monde de tribus, pour laquelle elle n’a pas de sympathie, la « vraie droite » ne constitue plus elle-même qu’une tribu de survivants, qui vit dans la connivence et l’entre-soi. Elle a ses rites et ses mots de passe, ses slogans et ses rancoeurs, et chaque jour qui passe la voit se tenir un peu plus à l’écart d’un monde « extérieur » rejeté et diabolisé, sans aucune possibilité d’infléchir le cours des choses.

    (...) De la lutte contre le système de l’argent, qui était son ennemi principal, la droite n’a jamais fait une priorité. Elle a d’abord combattu la République à une époque où il tombait sous le sens que la monarchie de droit divin ne reviendrait plus jamais. Après 1871, elle s’est lancée à corps perdu dans la dénonciation des « Boches » (et même des « Judéo-Boches », comme disait Léon Daudet), ce qui l’a amenée au nom de l’« union sacrée » à légitimer l’abominable boucherie de 1914-18, qui a engendré toutes les horreurs du XXe siècle. A partir de la fin de la Première Guerre mondiale, elle s’est jetée tête baissée dans la lutte contre le communisme et sa « barbarie païenne » (maréchal Pétain). A l’époque de la guerre froide, par peur de ce même communisme, qu’elle aurait dû considérer comme un concurrent plutôt que comme un ennemi, elle s’est solidarisée d’un « monde libre » qui consacrait la puissance de l’Amérique, le pouvoir de la bourgeoisie et la domination mondiale du libéralisme prédateur – comme si les horreurs du Goulag justifiaient les abominations du système de la marchandise. Cela l’a amenée à soutenir l’« atlantisme », à approuver le massacre du peuple vietnamien, à se solidariser des dictatures les plus minables, des colonels grecs aux généraux argentins en passant par Pinochet et ses Chicago’s boys, sans oublier les tortionnaires de l’opération Condor, spécialisés dans l’assassinat de « subversivos » qui, pour la plupart, ne demandaient que plus de justice sociale. Quand le système soviétique s’est effondré, rendant du même coup possible la globalisation, les immigrés sont providentiellement venus prendre le relais pour occuper le rôle statutaire de la « menace ». Confondant les immigrés et l’islam, puis l’islam et l’islamisme, enfin l’islamisme et le terrorisme, elle récidive actuellement en se jetant dans l’islamophobie, démarche véritablement suicidaire et, de surcroît, parfaitement incohérente du point de vue géopolitique.

    La « vraie droite », en fin de compte, est fondamentalement impolitique, pour reprendre le terme qu’affectionnait Julien Freund. L’essence même du politique lui est étrangère. Elle la ramène à l’éthique, tout comme la gauche tend à la ramener à la morale. Elle croit que la politique est affaire d’honneur, de courage, de vertus sacrificielles, d’héroïsme, c’est-à-dire, dans le meilleur des cas, de qualités militaires. (...)"


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    1
    Qui-Dame
    Jeudi 24 Janvier 2013 à 00:04

    Je ne crois pas qu'Alain de Benoist se qualifierait lui-même d"homme de droite" sans plus de précision. En tout cas,  c'est lui qui m'a fait découvrir la pensée de Baudouin de Bodinat, dont l'oeuvre réduite à un seul livre "la vie sur terre" est classé à la FNAC dans le rayon "anarchisme"..

    2
    Coma81 Profil de Coma81
    Jeudi 24 Janvier 2013 à 12:57

    La droite actuelle étant soumise tout entière à l'idéolgie libérale, il est certain que cet anti-libéral notoire ne pourrait s'en réclamer.

    Cependant, si on considère qu'il y a non pas 2 camps - droite/gauche - mais bien 3 idéologies distinctes : conservatisme, libéralisme, socialisme, alors il faut le ranger sans hésiter dans le camps des conservateurs. Or il me semble évident que les conservateurs se situent à droite de l'échiquier politique. D'ailleurs son attitude ambigue à l'égard du front national - parti xénophobe - en témoigne, même s'il n'est lui même  ni raciste ni xénophobe.

    Par ailleurs, il existe une affinité certaine entre l'idéologie conservatrice et une certaine pensée anarchiste, celle qui place non pas l'individu au dessus de tout, mais qui conteste le pouvoir central étatique, en promouvant à la place la multiplication des associations, de corps intermédiaires, et autres liens communautaires. Je ne connais pas M. de Bodinat mais je suppose que çela doit être son cas.

     

    3
    Qui-Dame
    Vendredi 25 Janvier 2013 à 09:57

    Alain de Benoist dans le camp du conservatismme? Il faut l'avoir vraiment fort peu lu pour en juger ainsi.  Même les extraits que vous venez d'afficher sur votre blogue ne vous donneraient pas beaucoup de grain à moudre dans ce moulin-là.  Où voyez-vous qu'il soit soucieux de conserver la société dans laquelle il vit dans ses structures économiques, sociales et culturelles? citez-moi une seule phrase de lui qui fasse apparaître ce genre de tropisme.  Non,  il me semble qu'il est vraiment ailleurs,  du côté de Michéa, peut-être.  (A propos, savez-vous qu'il est persona non grata à "Radio Courtoisie"?

    Quant à Baudouin de Courtenay, dont le seul livre a été publié par L'Encyclopédie des nuisances, c'est vraiment une étoile solitaire, mais extraordinairement brillante, difficile à situer elle aussi,  au beau milieu d'une constellation d'autres astres comme Baudrillard, Muray, Cioran, André Gorz peut-être aussi. Il faut admettre que ce n'est pas un penseur très encourageant.  Mais je ne connais aucun auteur français contemporain qui transmette avec autant de force l'évidence qu'un autre monde a été possible ou, qui sait, serait peut-être encore possible. Le nom de son bouquin? "La vie sur terre".

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    4
    Qui-Dame
    Vendredi 25 Janvier 2013 à 11:01

    Erratum:  Baudouin de Bodinat (et non pas de Courtenay). Un pseudonyme probablement, lequel  recouvrirait, selon la rumeur, tout un collectif d'anars subtils et sans illusions. Ainsi s'expliqueraient les brusques changements dans la qualité et le registre de l'écriture: de longues pages parfois un peu trop abstraites, suivies de notations éclatantes et d'une justesse immédiate..

    5
    Coma81 Profil de Coma81
    Vendredi 25 Janvier 2013 à 13:27

    En effet, je l'ai peu lu si ce n'est quelques articles pêchés sur son site; mais j'avoue un a priori défavorable à son égard.

    Je vous confirme que je le place du côté de Michéa - cet "anarchist tory"  selon ses propres termes (est ce que je me trompe lorsque je traduis cette formule par "anarchiste conservateur ?").

    Remisez l'axe gauche / droite au placard et considérez que les trois idéologies politiques modernes forment un triangle équilatéral, de façon à ce que chaque sommet soit à la même distance des deux autres.

    Le libéralisme n'est donc plus "au centre" du clivage gauche / droite, entre le socialisme et le conservatisme qui s'opposeraient radicalement.

    Il y a maintenant 3 extrémités : libéralisme, socialisme, conservatisme; et 3 centres : dont, l'un, c'est la nouveauté,  à mi chemin entre socialisme et conservatisme, et s'opposant parfaitement au libéralisme. Puis je placer ADB à cet emplacement précis ?

    Evidemment, la difficulté de cette vision des choses est qu'elle s'accomode mal des formes outrées de la gauche radicale et de l'extrême droite existantes.

    Mais je soutiens que la radicalité d'un mélenchon doit plus à une coloration libérale qu'à la pureté de son socialisme. Il faudrait développer longuemen - Rien n'empêche la formation d'un mouvement politique - radical ou modéré peu importe - social-conservateur, tout simplement parce que cet espace existe. Il faut bien entendu entendre "conservateur" au sens de Michéa, c'est à dire non pas la volonté (stupide) de rétablir les principes de la tradition, mais tout du moins celle de rompre avec l'idéologie du progrès. C'est je crois la seule position tenable pour un homme de droite conservateur si tant est qu'il est un peu intelligent.

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