• Gauche Populaire - La conjuration

    "Au commencement étaient la Fondation Jean-Jaurès (FJJ) et son Observatoire de la Social-Démocratie (OSD) dont les participants comprirent rapidement qu’ils observaient tout sauf la social-démocratie finissante.

    Au fil des séances, leurs regards se portèrent plutôt sur les néo-populismes en Europe et en France et ils cherchèrent la manière dont la gauche devait y répondre. Le groupe avait grandi et les membres brillaient par la diversité de leurs sensibilités et de leurs parcours politiques au sein de la gauche (sauf dérogation) : souverainistes ou fédéralistes, jacobins ou girondins, première ou deuxième gauche… on y comptait même quelques individus en délicatesse de gauche voire, prodige, des écologistes.

    Détournées de leur objet et de leur raison sociale initiale, les réunions basculèrent dans la conjuration. Pour tous les membres, répondre à la montée du populisme supposait de rompre avec le social-libéralisme qui avait progressivement rempli le vide à gauche. Le social-libéralisme avait pris la place d’une social-démocratie épuisée par vingt années de crise et l’avènement d’un capitalisme actionarial et globalisé. La principale conséquence de cette nouvelle hégémonie idéologique était la rupture politique avec les catégories populaires au profit des minorités (« jeunes », « femmes », « immigrés », « LGBT », « précaires »…). La coalition de toutes ces minorités devait, selon ses concepteurs, former « un peuple de substitution » en lieu et place des antiquités du siècle passé : le peuple, les classes sociales et la nation. Étrangère à ce projet politique, la conspiration se voulait majoritaire et populaire.

    La publication du rapport Terra Nova au printemps 2011 constitua un tournant. L’adversaire, qui jusqu’alors était dans l’époque comme un poisson dans l’eau, montrait son vrai visage. Son triomphe fut aussitôt suivi d’une large prise de conscience et d’une salutaire réaction.

    Les conjurés tombèrent les masques et décrétèrent : le retour au peuple. Pour remettre la gauche d’aplomb, une gauche populaire devait adopter une ligne politique claire : le commun plutôt que les identités, le social avant le sociétal, l’émancipation collective plus que l’extension infinie des droits individuels. Seule cette ligne politique permettrait de bâtir une majorité sociologique et électorale. La gauche ne pouvait plus se satisfaire d’abandonner les catégories populaires au Front National ou à l’abstention.

    À l’approche des échéances de 2012, les rangs de la conjuration grossirent et tous commencèrent à envisager l’alternance. Il était hors de question que la gauche accédât au pouvoir par effraction, selon l’expression de la propagande gouvernementale. Il était vital que la gauche construisît dans la campagne les conditions d’un exercice durable du pouvoir.

    Les conjurés ouvrirent donc un blog."



     

     

     

    * * *



     Après le premier tour de l’élection présidentielle, les analyses de la Gauche Populaire :

     Lire les 6 articles ci-dessous :

     

    Présidentielle : le message de la "France des invisibles", Le Monde - Avril 2012. Extrait.

    "Il semble bien que "la France des invisibles" ait décidé, dimanche 22 avril, de dire ce qu'elle a sur le cœur. Sinon, comment expliquer le score très élevé de Marine Le Pen, ces 18,03 % de suffrages obtenus par la présidente du Front national ? Un record sous la Ve Répulique qu'aucun sondeur n'avait anticipé. (...)

    Géographiquement, cette France périphérique se situe dans le monde rural et périurbain ainsi que dans les très nombreuses villes moyennes touchées par la désindustrialisation et les plans sociaux à répétition. Elle se caractérise, comme l'explique Christophe Guilluy, par "une part plus importante d'ouvriers et d'employés, un taux de chômage et d'emploi partiel supérieur à la moyenne nationale et un revenu moyen inférieur au revenu médian".

    Electoralement, elle pèse lourd : près de 40 %, qui affirment ne se reconnaître ni dans la droite ni dans la gauche. Selon ces chercheurs, il y avait, pour ces "invisibles", deux possibilités : soit l'abstention massive, soit le vote FN. Car les auteurs avaient tous noté le pouvoir d'attraction de Marine Le Pen dans cet électorat, tous avaient constaté que le vote FN n'était plus seulement un vote de sanction ou d'avertissement, mais de plus en plus un vote d'adhésion, fondé sur la combinaison de deux éléments, la question sociale et la question identitaire. Cette combinaison laissait peu de chances à d'autres candidats, comme Jean-Luc Mélenchon, qui cherchaient eux aussi à capter la colère sociale.

    Une étude Ipsos sur la sociologie des électorats, réalisée du 19 au 21 avril, confirme le pouvoir d'attraction de Marine Le Pen sur les 25-44 ans, qui sont le cœur de la population active. La candidate du Front national réalise son meilleur score (29 %) chez les ouvriers, où elle devance légèrement François Hollande (28 %) et largement Nicolas Sarkozy (18 %).

    Géographiquement, c'est dans la France rurale et l'agglomération de Paris qu'elle est la plus forte. Lorsqu'on interroge ceux qui ont voulu voter pour elle, ils répondent à 67 % "qu'elle répond à leurs préoccupations" et à 55 % "qu'elle représente le changement". Ceux qui ont voté pour elle l'ont d'abord fait par "soutien à un candidat" (64%) plutôt que "par opposition" à un autre candidat (36 %). Et parmi les thèmes qui comptent le plus pour eux figurent l'immigration (62 %), l'insécurité (44 %) et le pouvoir d'achat (43 %)."

     

     

     

    «Dans l'électorat populaire, l'antisocialisme domine», Alain Mergier, directeur de l'Institut WEI, est co-auteur d'une enquête sur les ressorts du vote FN (« Le point de rupture » à la Fondation Jean Jaurès)- Avril 2012. Extrait.

    "L'élément structurant de cette élection reste pour moi l'inquiétude très forte des classes populaires sur la situation économique et la mondialisation. Une inquiétude à ce niveau-là pousse à se mobiliser et à voter Front national. Et ce, même si Marine Le Pen n'a pas réalisé une très bonne campagne.(...)

    L'inquiétude qui tenaille les catégories populaires les pousse à se mobiliser en fonction de leur situation personnelle. Or on ne peut pas exclure que le second tour se transforme en combat référendaire à l'envers. Si l'antisarkozysme est fort, l'antisocialisme l'est davantage encore dans ces milieux. Ne pas voter ou voter contre Hollande, il y a dans ce second tour un calcul de risques.

    En quoi le PS est-il plus dangereux pour eux ?

    En beaucoup de choses. L'immigration, la sécurité, la vision des dépenses publiques, l'assistanat, les prestations sociales dont bénéficient les étrangers.

    Jean-Luc Mélenchon a-t-il échoué à les séduire en raison de ses positions sur l'immigration ?

    Tout à fait. La lutte contre l'immigration est une clef pour les milieux populaires. A leurs yeux, Jean-Luc Mélenchon est dans le déni. Ce sont les électeurs de gauche qui l'ont pendant un temps placé haut dans les sondages, mais c'était parce qu'ils trouvaient Hollande trop mou. Ils voulaient lui donner des muscles. Mais ce n'étaient pas des intentions de vote de conviction."

    Les Echos



    Comment la gauche gérera-t-elle l'insécurité culturelle révélée par le vote Marine Le Pen ?,  Laurent Bouvet - Avril 2012. Extrait.

     

    (...) Même si le candidat de la gauche a de bonnes chances d'être élu le 6 mai, il n'aura pas beaucoup de marges de manoeuvre. A la fois en raison de la situation économique et financière dont la dégradation pourrait très vite doucher les espoirs soulevés par le retour de la gauche au pouvoir, et parce qu'un pays dans lequel quasiment un cinquième des électeurs vote à l'élection majeure pour la candidate du Front national ne se gouverne pas si facilement. (...)

    La première est celle de la place et du rôle de la France dans la mondialisation et surtout en Europe. Peu abordée, du moins directement, dans la campagne, c'est "la" question sous-jacente à l'ensemble des propositions économiques et sociales qui ont été avancées. Or ce sont les candidats qui ont été les plus critiques sur la construction européenne telle qu'elle s'est faite jusqu'ici (jusqu'au "traité" qui sera ou non signé par le prochain président) qui ont été le mieux entendus. Les pro-européens "maintenus" comme François Bayrou et Eva Joly subissent, chacun dans leur genre, une défaite cuisante. L'appel clairement anti-européen de Le Pen a incontestablement séduit une large partie de la "France invisible", celle qui souffre directement de la mondialisation et rend l'Europe responsable de ses maux. L'insécurité économique et sociale induite par les bouleversements mondiaux et européens aura ainsi été au coeur de la campagne et sera l'enjeu majeur du second tour. Les finalistes devront se prononcer nettement sur le sujet pour gagner les voix lepénistes.

    La seconde question, que le score de Le Pen comparé à celui de Mélenchon met à jour, tient à l'importance de l'insécurité dite culturelle dans cette élection. Inséparable dans son appréhension, en particulier dans les catégories populaires, de la dimension économique et sociale, elle s'en distingue tout de même. C'est à cette préoccupation-là que la stratégie "Buisson" (du nom du conseiller de Sarkozy issu de la droite dure) devait s'adresser autour du ciblage des musulmans et de leur "mode de vie" comme menace pour l'identité nationale (viande halal, prières de rue, burqa, etc.). L'original en a, comme attendu, davantage bénéficié que la copie. On verra si le président sortant réussit à mieux convaincre l'électorat FN pour le second tour - clé pour lui de son éventuelle réélection - mais la gauche ne pourra pas pour autant négliger cet aspect auquel elle est généralement rétive.

    L'identité, l'immigration, le droit de vote des étrangers, la laïcité, le sens de ce que l'on appelle généralement la République sont des thèmes qui se sont installés subrepticement au coeur du débat ces dernières années et dans cette campagne ; souvent de manière détournée, souvent à mi-mot, jamais clairement. Le prochain président de la République, surtout s'il est issu de la gauche, devra pourtant les considérer à l'égal des questions économiques et sociales même si c'est, bien évidemment, à rebours des manipulations et des usages sarkozystes, sous peine de voir monter encore le score lepéniste.

    Il est en effet à craindre qu'un débat trop simpliste entre un Sarkozy candidat de l'insécurité culturelle contre un Hollande candidat de l'insécurité économique et sociale n'épuise pas le sujet.

    Dans Le Monde

     


    « Je pense que Marine Le Pen restera le "troisième homme" du premier tour , Sylvain Crépon- Avril 2012. Extrait.

     " Commençons par les militants issus de la gauche. Leur ralliement tient, selon moi, à des raisons essentiellement sociologiques. Lors de mon enquête à Hénin-Beaumont, j’ai rencontré beaucoup de militants frontistes qui avaient milité un temps au Parti communiste ou au Parti socialiste et qui avaient grandi au sein de familles de gauche. C’est sans doute une des choses qui m’a le plus surpris au cours de mon enquête dans cette zone déshéritée du Pas-de-Calais. (...)

    La fermeture des mines et des usines a suscité un désenchantement politique. Aujourd’hui, le capitalisme n’est plus incarné dans un patronat local contre lequel se portaient autrefois les revendications des ouvriers. Il est devenu beaucoup plus abstrait. Les conséquences sont importantes au niveau des luttes sociales. Ainsi, beaucoup d’ouvriers ne croient plus à la  lutte des classes, aux lendemains qui chantent, bref aux valeurs véhiculées jadis par les organisations de gauche. Si vous ajoutez à cela les dérives de certaines mairies de gauche accusées de détournement de fonds publics et abus de bien sociaux, comme ce fut le cas à Hénin-Beaumont, les conséquences sont terribles auprès d’un électorat précarisé qui peut se sentir trahi par des partis censés le défendre.

    Dans un tel contexte, le discours du Front national, qui tend à ethniciser la question sociale en proposant des aides pour les seuls Français, rencontre un écho certain auprès de ces perdants de la mondialisation. De ce point de vue, l’augmentation des scores du FN dans la région constitue un symptôme, pour reprendre l’expression de Pascal Perrineau, des mutations économiques, sociales et politiques qu’à connues la France ces trente dernières années. (...)

     "Concernant les militants frontistes de base, mon sentiment est que beaucoup sont sincères lorsqu’ils mettent en avant leur attachement aux fondements républicains. Seulement ils ignorent que la pierre angulaire de l’idéologie nationaliste de leur parti s’inscrit en totale contradiction avec ces principes.(...) Je pense notamment à la volonté de revenir sur le principe du droit du sol pour lui substituer le droit du sang. (...) Ce principe du droit du sang comme fondement exclusif de la nationalité contredit les fondements universalistes de la citoyenneté républicaine établie en deçà de toute appartenance culturelle ou religieuse. De ce point de vue, la « préférence nationale », récemment rebaptisée « priorité nationale », et qui s’appliquerait sur cette base « ethnique » s’avérerait anticonstitutionnelle. Le républicanisme du FN devient de la sorte contradictoire avec les fondements de la République française.(...)
     
    Marine Le Pen est en train de se rendre compte des limites de sa stratégie de normalisation. Comment peut-on prétendre être un parti « antisystème » tout en s’évertuant à montrer, à travers la dédiabolisation et un discours qui se veut gestionnaire, que le FN serait devenu un parti comme les autres ? La contradiction est trop patente.

    C’est sans doute pourquoi le discours de Marine Le Pen est devenu inaudible dans l’opinion ces derniers mois et qu’elle a connu un trou d’air dans les sondages. Elle revient d’ailleurs, dans la dernière ligne droite, vers les fondamentaux de son parti, tel l’immigration ou l’insécurité, tout en clamant haut et fort que le FN est le seul parti véritablement « antisystème » dans le champ politique.

    Cela montre qu’en dehors de la logique protestataire qui le cantonne à une éternelle et stérile opposition, il n’est que peu d’espace électoralement fertile pour un parti comme le Front national. A moins de renoncer à sa spécificité idéologique pour pouvoir faire des alliances électorales avec la droite. Mais alors, il risquerait de se faire dévorer par une UMP qui hésite quant à elle de moins en moins à braconner sur ses terres. (...)

    Si jamais Nicolas Sarkozy n’est pas réélu, elle peut alors espérer capter une partie de l’électorat de droite déboussolé par l’arrivée de la gauche au pouvoir. Souvenons-nous que c’est dans ces conditions que le Front national de son père avait émergé électoralement dans les années 1980."

    Sur le blog de Coralie Delaume, l'Arène Nue


     

    "Il faut chasser des instances du PS les réflexes de 'prolophobie'", François Kalfon, secrétaire national du PS aux études d'opinion et coauteur de Plaidoyer pour une gauche populaire - Décembre 2011. Extrait.

    "(... ) Le point de départ pourrait être situé après l'élection présidentielle de 1981 et, précisément, en 1983, quand la gauche, rompant avec ses promesses, ouvre "la parenthèse libérale".

    Sous la pression de la crise (déjà), les socialistes adoptent un programme de rigueur et, au temps des promesses de transformation de l'entreprise, d'évolution des conditions de travail, succède un temps du réalisme, qui désorientera pour un long moment l'électorat populaire.

    Il existe en plus des facteurs humains. Autant, avant 1981, la gauche a été "poussée" par un grand mouvement populaire dans lequel les syndicalistes, les sections d'entreprise du PS ont joué un grand rôle, autant, après 1981, avec la gauche au pouvoir, ce sont les hauts fonctionnaires, les cadres du public qui ont été aux commandes avec des référents culturels très différents. (...)

    Jacques : Le PS doit-il changer de programme sur l'immigration ? Ou faire comme si rien n'avait changé depuis Jospin ?

    Sur ce sujet, je vous donnerai mon point de vue personnel. Je pense que le PS doit assumer pleinement son identité républicaine, ce qui veut dire qu'il doit mettre en avant la laïcité. C'est un ensemble de règles de "savoir-vivre commun" qui permet de réguler les relations entre individus, groupes sociaux, communautés. Alors faut-il pour autant nier la montée du communautarisme ? Non, certainement pas. Il y a clairement dans notre pays un problème de repli sur les identités d'origine. Or, je pense que la laïcité peut donner à chacun, quelle que soit son origine, un modèle pour sortir par le haut des contradictions identitaires auxquelles il est confronté.

    Opérateur : Comment interprétez-vous les succès rencontrés par le FN auprès de cet électorat ?

    Déjà, le FN n'est pas toujours en tête, loin de là dans cet électorat. Aux élections régionales, le Parti socialiste était en tête chez les ouvriers. Et si vous ouvrez Le Parisien ce matin, vous verrez un sondage dans lequel François Hollande est en tête chez les ouvriers et les employés. Sur le fond, il est évident que le Front national a bien compris le nouveau clivage qui existe au sein de la société française - "gros, petits" -, qui a tendance à remplacer le clivage droite-gauche. Il gomme, pour séduire cet électorat, ses relents fascisants et se pose en héros de l'antimondialisation, mais n'a pas le début d'une solution pour fournir du travail ou sortir notre pays de l'ornière dans laquelle il se trouve.

    (...) Ma démarche avec ce Plaidoyer pour une gauche populaire vise à éviter que seulement 13 % des ouvriers votent pour le candidat socialiste au premier tour de la prochaine présidentielle. (...)

    Est-ce que le PS a suivi la note du think tank TerraNova selon laquelle il devait préférer au peuple les minorités identitaires, plus "électoralement payantes" ?

    Moi, je constate que les auteurs du Plaidoyer pour la gauche populaire ont été entendus par François Hollande qui est aujourd'hui même en visite au Creusot [Saône-et-Loire] avec Arnaud Montebourg pour parler réarmement industriel et relocalisation d'emplois. Sur le fond, pour qui sait compter, il n'y a pas de majorité électorale en additionnant les bobos, les minorités et les jeunes. En plus, cela me semblerait une faute morale et politique d'abandonner le monde du travail qui est au cœur même du combat de la gauche pour la justice sociale.

    (...) Il faudrait aussi pouvoir chasser des instances dirigeantes ces réflexes de "prolophobie" qu'on voit poindre de temps en temps. On peut aimer Chimène Badi plutôt que Schubert. On peut préférer l'élection de Miss France à la Palme d'or au Festival de Cannes et se retrouver pleinement en phase avec le Parti socialiste. Le jour où ces deux affirmations seront une réalité, alors on aura un peu gagné."

    Le Monde



    La "France d'à côté" ne se sent plus représentée, Le Monde - Novembre 2011. Texte Intégral.

    La société française se fissure, une partie fait le constat d'un "abandon démocratique". C'est la "France des invisibles", la "France d'à côté", celle qu'on n'entend pas, dont on ne relaie pas les colères et qui se sent de moins en moins représentée.

    Avec des outils d'analyse différents, des sociologues, des géographes, des politologues et des spécialistes de l'opinion travaillant pour des institutions différentes et parfois concurrentes arrivent au même diagnostic. A cinq mois de l'élection présidentielle, ils partagent la même conviction : la clé de l'élection se trouve dans la réponse que les candidats sauront apporter à cette partie de l'électorat, de plus en plus nombreuse, qui oscille entre colère sourde et résignation rageuse.

    "Une rupture d'ordre existentiel s'est produite", affirme le sociologue et sondeur François Miquet-Marty, qui vient de publier Les Oubliés de la démocratie (Michalon, 304p., 17 euros). Des franges de plus en plus larges de la population ont le sentiment que ce qu'elles vivent n'est relayé par personne. Alain Mergier fait le même constat. En 2006, cet ancien professeur de sémiologie avait publié, avec le sociologue Philippe Guibert, une enquête sur les milieux populaires dont le titre avait marqué les esprits : Le Descenseur social (Plon, Fondation Jean-Jaurès). Cinq ans plus tard, le regard qu'il porte sur la société française est beaucoup plus inquiétant. Plus que jamais, explique-t-il, s'est installée l'idée que "deux France suivent des chemins opposés".

    L'image n'est plus, comme il y a encore quelques années, celle d'une "société à deux vitesses", dont une partie profiterait plus que l'autre des fruits de la croissance. Désormais, "une partie de la société a le sentiment qu'elle fait marche arrière parce que l'autre fait marche avant", explique M. Mergier. Comme si le bonheur des uns ne pouvait passer que par le malheur des autres.

    LES CLASSES MOYENNES TOUCHÉES

    Ce sentiment de "faire marche arrière", combien sont-ils au juste à le partager ? "Jusqu'au milieu des années 2000, on pouvait dire que c'était l'apanage des milieux populaires", répond M. Mergier. Grosso modo la France du "non", celle qui avait voté non aux référendums européens de 1992 et 2005, parce qu'elle se sentait perdante dans la mondialisation. "Aujourd'hui, une partie des classes moyennes est touchée", ajoute-t-il, tout en convenant qu'une définition socioéconomique est insuffisante.

    Plus encore que le niveau de revenu en tant que tel, c'est l'image que se font les individus de leur place dans la société qui importe. "La puissance des marchés a engendré un malaise existentiel et diffus. Même certains cadres sont touchés: ils ont le sentiment de subir aujourd'hui une perte de leur valeur personnelle, car l'obligation de rentabilité à court terme remet en cause leur travail", explique M. Mergier.

    Pour cerner les contours de cette société hantée par la perte d'identité et la crainte du déclassement, Christophe Guilluy dessine des cartes. Coauteur d'un Atlas des nouvelles fractures sociales (Autrement, 2004), ce géographe distingue deux France. La première est celle des "25 grandes métropoles qui profitent de la dynamique de la mondialisation". Elles vivent un double phénomène d'embourgeoisement et d'immigration. La seconde France inclut l'essentiel du monde rural et périurbain, mais aussi de très nombreuses villes moyennes, touchées par la désindustrialisation et les plans sociaux à répétition.

    Selon M. Guilly, cette "France périphérique", caractérisée par "une part plus importante des ouvriers et des employés dans la population, un taux de chômage et d'emploi partiel supérieur à la moyenne nationale et un revenu moyen inférieur au revenu médian", concentrerait environ 65 % de la population. Elle accueille des natifs, mais aussi des migrants qui n'ont pu trouver leur place dans les grandes métropoles.

    CRAINTE DE LA MONDIALISATION

    L'Ouest, par exemple, a connu récemment d'importants mouvements de population, mais "c'est une géographie qui va se figer, car les logiques foncières sont très fortes : une fois que vous avez quitté la ville, vous n'y revenez plus", explique le géographe. C'est la raison pour laquelle il ne croit plus à la notion de classes moyennes.

    "On assiste à la réémergence des classes populaires, à qui on répète depuis 25 ans qu'elles vont profiter de la mondialisation et qui, en réalité, sont en situation de précarité sociale, éloignées des endroits importants et de l'offre scolaire la plus qualifiée. Si l'usine du coin ferme, elles dégringolent. La crise valide leur crainte de la mondialisation", ajoute Christophe Guilly qui, comme Alain Mergier, fait partie des auteurs du récent Plaidoyer pour une gauche populaire (sous la direction de Laurent Baumel et François Kalfon, Le Bord de l'eau, 118 p., 10 euros).

    Que fera, en 2012, cette "France qui se sent reléguée, à tous les sens du terme" ? Pour qui voteront ces quelque 40 % d'électeurs qui affirment aujourd'hui ne se reconnaître ni dans la gauche ni dans la droite ? Le vivier est stratégique : si elles ne sont pas reconquises, ces quelque 16 millions de voix peuvent se réfugier dans l'abstention ou le vote Front national. Anne Muxel, chercheuse au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), rappelle que les cinq dernières élections - législatives de 2007, municipales de 2008, européennes de 2009, régionales de 2010 et cantonales de 2011 - ont enregistré des records d'abstention. Bouder les urnes devient de plus en plus une façon de sanctionner l'offre politique.

    Lire La défiance envers les dirigeants politiques en hausse

    Cependant, depuis le choc du 21 avril 2002, plus personne ne sous-estime le pouvoir d'attraction du Front national dans l'électorat populaire. Son haut niveau aux cantonales de mars - y compris dans certains secteurs de cette France de l'Ouest où le FN était jusque-là inexistant - est souligné par tous les observateurs.

    "Politiquement, il s'est produit quelque chose dans cet électorat, un point de rupture", soulignent Alain Mergier et Jérôme Fourquet qui, par des chemins différents, en sont arrivés à la même conclusion : pour une partie de l'électorat populaire, le vote FN n'est plus un vote de sanction ou d'avertissement mais un vote d'adhésion (Le Point de rupture, Fondation Jean-Jaurès, 86p., 6 euros).

    LÉGITIMITÉ SAPÉE

    La crise de la dette a un effet ravageur : elle sape la légitimité des gouvernants qui semblent courir derrière les marchés. Elle n'est pas appréhendée par le biais des discours politiques mais à travers l'expérience personnelle du surendettement. "L'idée prévaut que c'est une dette pharaonique, qui ne peut trouver de solution dans le cadre économique actuel. Pour rompre le nœud, il faut trancher. Pour beaucoup, cela passe par la sortie de l'euro", observe M. Mergier. Chez les ouvriers et les employés, plus de la moitié des électeurs souhaite la disparition de la monnaie unique, alors que ce sentiment n'est partagé que par un tiers de l'ensemble de l'électorat.

    Des entretiens réalisés par Alain Mergier, mais aussi de la récente enquête publiée par François Miquet-Marty, un mot surnage : l'insécurité. Physique, économique, identitaire, liée au vécu et, tout aussi important, à la conviction qu'il s'est produit une rupture dans les règles du jeu. "Quand vous n'avez pas de réseaux, la notion de règle du jeu est vitale, explique M. Mergier. Elle renvoie à la question des habitudes qui, lorsqu'elles sont brisées, induisent la menace de l'imprévisible."

    "PEUR D'UNE HÉGÉMONIE"

    C'est parce qu'ils ont l'impression que les règles du jeu sont faussées que "les milieux populaires détestent les profiteurs du bas, ceux qui trichent avec les prestations sociales et qui travaillent au noir", explique le chercheur. Et c'est parce qu'ils ont l'impression de subir un processus de destruction des règles de vie commune que "le terme le plus porteur dans leur discours est celui d'islamisation, qui renvoie à la peur d'une hégémonie", assure M. Mergier. "Les milieux populaires sont ceux qui ont été les plus exposés à la mondialisation et au multiculturalisme. Or on ne les a pas armés pour", confirme M. Guilluy.

    Pour les candidats qui veulent reconquérir l'électorat populaire, la conjugaison de la question identitaire et de la question sociale est redoutable, car celle qui fait le lien entre les deux problématiques est précisément Marine Le Pen. "Elle colle à la demande. Elle a calé son programme sur la nouvelle sociologie du FN. Elle est passée du libéralisme à l'étatisme", constate M. Guilluy. Dans la revue Etudes, Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique (proche de l'UMP) et auteur du livre Populismes, la pente fatale (Plon, 280p., 19,50 euros), qualifie le discours de la présidente du FN d'"ethno-socialiste".

    "La question de l'extrême droite n'est pas seulement une question politique posée à la droite, c'est aussi une question sociale posée à la gauche", confirme Pascal Perrineau, directeur du Cevipof, qui insiste sur le parallélisme avec l'évolution des extrêmes droites européennes. "Le protectionnisme culturel s'est prolongé d'un ralliement au protectionnisme économique et d'une remise en cause du credo néolibéral du début", dit-il. Pour M. Miquet-Marty, "le grand danger de la période a un nom : le populisme".

    Dans Le Monde


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