• Le regard d'Ulrich Beck sur l'euronationalisme allemand

    Le célèbre philosophe allemand, Ulrich Beck, est membre du groupe Spinelli, ce cercle qui regroupe les pro-européens fédéralistes. Il a publié dans les colonnes du Monde, deux textes, d'une grande force, à plus d'un an d'intervalle, le premier s'inquiétant de la tentation d'un repli nationaliste des élites allemandes, l'autre de ce "monstre politique" en gestation, un empire européen dominé par l'Allemagne. L'infléchissement du discours suit le chemin emprunté par l'Europe sous la férule d'Angela Merkel, mais pas seulement. Le regard du philosophe aussi change sur la nature véritable de cette europe qui se révèle à la faveur de la crise. Inflexion mais pas rupture donc, car, dès le début, tout était en place pour que ce regain de nationalisme allemand - et la promotion au niveau européen d'un nationalisme réciproque -  se mue en euronationalisme allemand.

    L'empire cosmopolite rêvé par Ulrich Beck ("Pour un empire européen", 2007), fait place à "une variante européenne de l'Union Soviétique". Tiens donc ?

     

     

    "Le nationalisme réciproque qu'avancent certains Européens pragmatiques n'est-il pas la solution ? Non seulement il permet que chaque Etat règle ses propres problèmes de finances de manière autonome, mais il lui en fait même le devoir.(...)

    A l'instar du président américain George W. Bush, qui utilisa la logique du risque pour dicter au reste du monde son unilatéralisme par une déclaration de guerre au terrorisme, Angela Bush a utilisé le risque financier en Europe pour imposer au reste de l'UE la politique allemande de stabilité. (...)

    Au prix d'un étonnant mélange d'autoréférentialité, d'autosuffisance et d'auto-illusion."

    Ulrich Beck, Avril 2010

     

     

    "Cette crise sans fin va-t-elle accoucher d'un monstre politique ? (...)

    Le pouvoir obéit à une logique d'empire, non pas militaire mais économique, qui établit une différence entre pays débiteurs et pays créanciers (c'est pourquoi, il est absurde de parler de "IVe R eich"). Son fondement idéologique est ce que j'aimerais appeler l'euronationalisme allemand, soit une version européenne du nationalisme du deutschmark (...)

    Cet avenir, qui germe dans le laboratoire du sauvetage de l'euro, dont il est pour ainsi dire un effet secondaire intentionnel, ressemble effectivement, j'ose à peine le dire, à une variante européenne tardive de l'Union soviétique (...)

    Cependant, cette voie vers une Europe des apparatchiks, avec un Politburo à Bruxelles ou à Berlin, parachève la malformation congénitale de l'Europe et pousse à l'extrême le paradoxe d'une Europe qui existe bel et bien sans Européens"

    Ulrich Beck, Décembre 2011

     

     

     

    Créons une Europe des citoyens ! par Ulrich Beck - Décembre 2011. Texte intégral.

    L'Europe a déjà accompli une fois un miracle : celui d'avoir transformé des ennemis en voisins. Face à la crise de l'euro, la question cardinale se pose aujourd'hui différemment : comment l'Europe peut-elle, dans l'avalanche de risques d'un monde globalisé, garantir paix, liberté et sécurité à ses citoyens ? Pour cela, il ne faut rien moins qu'un second miracle : passer de l'Europe de la bureaucratie à une Europe des citoyens.

    Il fut un temps où, après la restructuration de la dette grecque, chacun poussa un soupir de soulagement et se prit à espérer : l'Europe est vivante et peut-être même suffisamment forte et habile pour surmonter ses problèmes. Puis le premier ministre grec Georges Papandréou annonça qu'il voulait consulter son peuple sur une question qui engageait son destin. C'est alors qu'apparut une réalité cachée, l'envers du décor : celui qui, dans cette Europe si fière de sa démocratie, veut la pratiquer, devient une menace pour l'Europe ! Papandréou se vit contraint de renoncer à la démocratie.

    Nous avions espéré avec Hölderlin que là "où est le péril, croît le salutaire aussi". Force est de constater qu'une tout autre réalité se profile : là où est le salutaire, croît le risque aussi. En tout cas, une question angoissante vient se nicher furtivement : ce qui est censé sauver l'euro va-t-il abolir l'Europe démocratique ? L'Union européenne "sauvée" ne sera-t-elle plus l'Union européenne telle que nous la connaissons, mais un Empire européen dominé par l'Allemagne ? Cette crise sans fin va-t-elle accoucher d'un monstre politique ?

    Il n'y a pas si longtemps, il était encore fréquent de médire de la cacophonie de l'Union européenne. Subitement, l'Europe a un numéro de téléphone. Il se trouve à Berlin. Angela Merkel en est l'actuelle propriétaire.

    Hier, il semblait que la crise soulevait la vieille question de la finalité de l'Union européenne. L'Europe doit-elle devenir une grande nation, une confédération d'Etats, un Etat fédéral, une simple communauté économique, des Nations unies indépendantes, voire quelque chose d'historiquement nouveau, à savoir une Europe cosmopolitique, fondée sur un droit européen, et qui coordonne politiquement des Etats nationaux européanisés ? Tout cela ressemble soudain à un folklore issu de temps révolus.

    "Quelle Europe voulons-nous ?" Cette question donne faussement à penser qu'après le sauvetage de l'euro, on pourrait encore avoir le choix. Il semble qu'il soit trop tard, au moins pour les Grecs, les Italiens et les Espagnols. Le gouvernement grec, celui qui doit exiger le plus de ses citoyens, est de fait placé sous tutelle et se trouve dos au mur face aux troubles que connaît le pays. On fait appel à des professionnels de la liquidation, comme Mario Monti ou Lucas Papadémos. Car les plans d'économies se sont révélés suicidaires pour les dirigeants des Etats endettés qui ont dû céder leur place. Ce fut tout d'abord le cas en Irlande et au Portugal, puis en Grèce, en Italie et en Espagne.

    Ce n'est pas seulement la structure du pouvoir qui a durablement changé, mais c'est une nouvelle logique de pouvoir qui émerge. Voici à quoi ressemble la nouvelle "Europe de Merkel"(Der Spiegel du 31 octobre) : le pouvoir obéit à une logique d'empire, non pas militaire mais économique, qui établit une différence entre pays débiteurs et pays créanciers (c'est pourquoi, il est absurde de parler de "IVe R eich"). Son fondement idéologique est ce que j'aimerais appeler l'euronationalisme allemand, soit une version européenne du nationalisme du deutschmark.

    C'est ainsi que la culture allemande de la stabilité est élevée au rang d'idée européenne dominante. La stabilisation du pouvoir hégémonique repose sur l'assentiment des pays européens indépendants. Comme Adenauer en son temps, certains croient que le modèle allemand exerce une force d'attraction magnétique sur les Européens. Il est plus réaliste de se demander sur quoi repose le pouvoir de sanction. Angela Merkel a décrété qu'une perte de souveraineté était le prix à payer pour un endettement démesuré.

    Les pays qui n'ont pas adopté l'euro se sentent exclus des processus de décision qui déterminent le présent et l'avenir de l'Europe. Ils se voient rabaissés au rang de simples observateurs et n'ont plus voix au chapitre politique. La Grande-Bretagne, qui est entraînée vers une position insignifiante en Europe, en est l'exemple le plus évident.

    Pourtant au sein des pays de la zone euro, le nouveau centre de pouvoir, secoué par la crise, connaît également une division dramatique, cette fois entre les pays qui sont ou seront bientôt sous perfusion du fonds de sauvetage et ceux qui financent celui-ci. Les premiers n'ont plus d'autre issue que de se plier aux exigences de l'euronationalisme allemand. Ainsi, l'Italie, sans doute l'un des pays les plus européens, est-elle menacée de ne plus jouer aucun rôle dans les choix décisifs de l'Europe d'aujourd'hui et de demain.

    Le multilatéralisme devient ainsi unilatéralisme, l'égalité hégémonie, la souveraineté retrait de souveraineté, la reconnaissance de la dignité démocratique d'autres nations dépossession de cette reconnaissance. Même la France, qui a longtemps dominé l'Union européenne, doit à présent suivre les préconisations de Berlin parce qu'elle craint aussi pour son triple A.

    Cet avenir, qui germe dans le laboratoire du sauvetage de l'euro, dont il est pour ainsi dire un effet secondaire intentionnel, ressemble effectivement, j'ose à peine le dire, à une variante européenne tardive de l'Union soviétique. L'économie planifiée centralisée ne consiste plus ici à élaborer des plans quinquennaux pour produire des biens et des services mais pour réduire la dette. Leur application est confiée à des "commissaires" qui, sur la base de "mécanismes de sanction" (Angela Merkel), sont habilités à tout mettre en oeuvre pour détruire les villages Potemkine de pays notoirement endettés. On connaît le destin de l'Union soviétique.

    Pourquoi avons-nous à présent une Europe allemande malgré les mises en garde insistantes de Thomas Mann dans le passé ? L'Allemagne ne peut pas être allemande sans l'Europe. Déjà la réunification des deux Allemagnes n'a été possible que grâce à la pacification de l'Europe. Dans la crise de l'euro, ce qui est "allemand" et ce qui est "européen" (ou doit le devenir) est de nouveau également tissé d'une manière nouvelle. L'Allemagne est trop souveraine, trop puissante, trop européenne et impliquée dans l'économie mondiale pour pouvoir s'offrir le luxe de ne pas sauver l'euro. Un éléphant ne gagne pas la confiance en se faisant passer pour un pauvre moineau. Le chemin vers l'empire européen est donc de nouveau pavé de bonnes intentions européennes. Comme toujours, le mot "pouvoir", tabou en Allemagne, est remplacé délibérément par "responsabilité", le mot préféré des Allemands.

    Angela Merkel décline la "responsabilité européenne" selon les maximes du pouvoir de l'euronationalisme allemand. Il s'agit donc de chercher des réponses allemandes à la crise européenne, et même, en fin de compte, de faire de la culture de la stabilité allemande la réponse passe-partout cette crise. Il en résulte un mélange d'engagement européen réel et de nationalisme authentique, d'engagement européen plus ou moins feint vis-à-vis de l'étranger mais aussi de nationalisme plus ou moins feint face au scepticisme croissant des Allemands à l'égard de l'Europe. Le pouvoir tente ainsi, de manière pragmatique, de concilier l'inconciliable, c'est-à-dire, dans un climat anti-européen en Allemagne, de sauver l'euro et l'Union européenne et de remporter des élections.

    La chancelière procède à un partage national des valeurs européennes. A l'intérieur : la démocratie ; à l'extérieur : losers can't be choosers ("Les perdants ne peuvent pas être ceux qui choisissent"). La formule magique de l'Allemagne d'après-guerre, la "politique de stabilité", implique, pour les autres, de renoncer à nouveau à la liberté politique.

    Dans un mélange, digne d'Angela Merkel, d'assez grande confusion, d'hypocrisie, de rigueur protestante et de calcul européen, le gouvernement Merkel, y compris l'Européen Schäuble, érige l'euronationalisme allemand en ligne directrice d'interventions politico-économiques dans les pays de la zone euro qui ont péché. Il ne s'agit rien moins que de civiliser un Sud trop dépensier, au nom de la "raison économique", de "l'Europe" et de "l'économie mondiale". Notre politique financière est d'autant plus allemande qu'elle est européenne : telle est la devise.

    Toutefois, cette structure hégémonique ne pourrait-elle pas receler la possibilité de lever les blocages de l'Union européenne ? Je dis bien "pourrait". En effet, comment gouverner cet énorme espace de 27 Etats membres s'il faut, avant chaque décision, convaincre 27 chefs de gouvernement, conseils des ministres et Parlements ? La réponse est contenue dans la question. Contrairement à l'Union européenne, l'empire européen est de facto une communauté à deux vitesses. Seule la zone euro (et non l'Union européenne) jouera à l'avenir un rôle avant-gardiste dans l'intégration européenne. Ne serait-ce pas là une chance alors qu'il est urgent d'imaginer de nouvelles institutions ?

    Il est question depuis assez longtemps déjà d'un "gouvernement économique". Ce qui se cache derrière cette notion doit être précisé, négocié et expérimenté. A plus ou moins court terme, les euro-obligations, très controversées, seront vraisemblablement mises en place. Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand, plaide d'ores et déjà pour l'introduction d'un impôt sur les transactions financières auquel, au sein de l'Union européenne, la Grande-Bretagne opposerait assurément son veto.

    Cependant, cette voie vers une Europe des apparatchiks, avec un Politburo à Bruxelles ou à Berlin, parachève la malformation congénitale de l'Europe et pousse à l'extrême le paradoxe d'une Europe qui existe bel et bien sans Européens. Plus encore, les citoyens des pays financeurs se sentent dépouillés et ceux des pays débiteurs mis sous tutelle. L'Europe devient l'ennemi. Au lieu d'avoir une Europe des citoyens, on assiste à un mouvement de colère des citoyens à son égard.

    Le président américain John F. Kennedy a autrefois étonné le monde entier en proposant la création des Peace Corps. Pourquoi la nouvelle Européenne qu'est Angela Merkel ne pourrait-elle pas à son tour étonner le monde en soutenant la mise en oeuvre de l'idée suivante : la crise de l'euro n'est pas seulement une question d'économie ; il s'agit aussi d'engager par le bas l'européanisation de l'Europe ; il s'agit de diversité et d'autodétermination, d'un espace politique et culturel dans lequel les citoyens ne peuvent plus continuer à se sentir ennemis avec, d'un côté, les mis sous tutelle et, de l'autre, les dépouillés. Créons l'Europe des citoyens, maintenant !

    Dans Le Monde

     

     

    Non à l'Allemagne du repli, par Ulrich Beck - Avril 2010. Texte Intégral.

    La loi numéro un de la société du risque mondialisée pourrait s'énoncer comme suit: il ne faut jamais laisser passer un risque global sans en profiter, il est l'occasion de faire de grandes choses. C'est là un libellé que l'on n'est toutefois pas tenu d'interpréter dans une perspective multilatérale et "cosmopolitique" ; on peut aussi y voir l'occasion d'une réponse politique unilatérale et nationale. Lorsque la chancelière fédérale allemande Angela Merkel profite de la crise monétaire européenne pour redéfinir la politique budgétaire de la zone euro dans l'optique d'une Europe allemande, elle nous en donne un clair exemple.
    Alors que le risque financier mondial tenait la planète en haleine, les gouvernements furent encensés pour avoir, contre toute attente, pris l'initiative politique de sauver l'économie mondiale par leurs propres moyens. L'an dernier, les banques étaient le problème ; cette année, ce sont les gouvernements. Qui, au sein de la zone euro, les sauvera de la banqueroute publique ? Le risque implique l'anticipation de la catastrophe au présent, lequel n'est bien sûr pas, c'est l'évidence même, le futur anticipé et effectif.
    C'est en ce sens que les gouvernements européens luttent contre ce qui était jusqu'ici impensable, le spectre d'une possible banqueroute publique et de l'effondrement de l'euro qui hante les marchés financiers. Il y a peu encore, l'euro était le point d'ancrage fiable qui assurait la stabilité, en ces temps de turbulences financières mondiales.
    Et voilà soudain que s'impose la décision de principe : coopérer ou échouer ! Je me suis dit : mon Dieu, quelle chance ! Si l'Union européenne n'existait pas, il faudrait l'inventer pour empêcher l'effondrement de l'euro. Emmanuel Kant ou la catastrophe ! Il nous faut un euro fort et stable, c'est donc le moment ou jamais de mobiliser la volonté politique et de faire en sorte que la politique de paix par d'autres moyens, la coordination et l'intégration de la politique économique franchissent un nouveau pas décisif.
    A moins que l'Allemagne n'estime que le temps est venu de se défendre contre l'Europe - le succès allemand comme modèle, face aux abus de voisins européens jaloux qui voudraient soigner leurs déficits publics en tapant dans le porte-monnaie des Allemands ? Le nationalisme réciproque qu'avancent certains Européens pragmatiques n'est-il pas la solution ? Non seulement il permet que chaque Etat règle ses propres problèmes de finances de manière autonome, mais il lui en fait même le devoir.
    Chaque nation devant reconnaître la souveraineté des autres nations européennes, toutes doivent du même coup éviter les conséquences négatives que leurs décisions de politique économique peuvent entraîner pour les autres. C'est là un point de vue qui repose sur trois principes - égalité de droit, trains de mesures concertés et responsabilité réciproque - auxquels s'ajoute un quatrième : le refus strict que soit étendue la compétence de l'UE en matière de politique économique.
    Si, par beau fixe, ce modèle du nationalisme réciproque peut suffire, en des temps où l'euro est menacé d'effondrement, il ne peut qu'échouer. L'incompatibilité des politiques budgétaires et financières et des systèmes sociaux et fiscaux ouvre un champ politique miné, tant au sein des nations qu'entre les nations. Aucun Etat n'est assez fort pour sortir les autres des sables mouvants ; dans le même temps, il n'apparaît que trop clairement à quel point tous sont liés les uns aux autres en réseau : qu'un Etat fasse banqueroute, et les autres sont menacés d'être engloutis avec lui.
    Un "impératif cosmopolitique" se dégage des risques financiers actuels, en ce sens qu'ils contraignent à la collaboration y compris des acteurs-clés qui, telle la chancelière fédérale, ne veulent absolument pas en voir la nécessité.
    La crise provoquée par les risques qu'encourt l'euro a catalysé de nouveaux rapports de pouvoir. Lorsqu'il s'agit de décider, ce n'est pas la Commission européenne qui prend les choses en main, ni le président de l'Union européenne (UE), ni le président du Conseil, pas plus que la France, l'Italie, l'Espagne ou le Royaume-Uni ; dans les cas critiques, c'est la chancelière fédérale allemande qui agit en étroite collaboration avec le président français, Nicolas Sarkozy.
    Angela Merkel n'est pas Angela Kohl ou Angela Brandt. Le chancelier Kohl avait déclaré dans son programme de gouvernement pour les années 1991-1994 : "L'Allemagne est notre patrie, l'Europe notre futur." Willy Brandt avait dit lors de la première session du Bundestag de l'Allemagne réunifiée : "Etre allemand et être européen, désormais, cela va ensemble et, espérons-le, à jamais." La torsion à laquelle la chancelière Merkel a soumis cette profession de foi froisse un nerf sensible, et pas seulement chez les voisins européens.
    Elle n'est pas non plus Maggie Merkel, soumettant d'une main de fer l'Europe à la logique du marché. Elle est Angela Bush. A l'instar du président américain George W. Bush, qui utilisa la logique du risque pour dicter au reste du monde son unilatéralisme par une déclaration de guerre au terrorisme, Angela Bush a utilisé le risque financier en Europe pour imposer au reste de l'UE la politique allemande de stabilité.
    Le deutsche mark fut la monnaie de la puissance allemande. Il faut désormais qu'il en soit de même avec l'euro. Après coup et avec constance, le nationalisme du deutsche mark est imprimé dans cet euro aujourd'hui menacé d'effondrement. Les bases de la politique allemande d'après-guerre, en l'occurrence le multilatéralisme, ont été tout bonnement sacrifiées, au nom de l'Europe, sur l'autel de la "stabilité de l'euro", au prix d'un étonnant mélange d'autoréférentialité, d'autosuffisance et d'auto-illusion.
    Mais l'offensive de Merkel en faveur du "deutscheuro" - DE - s'inscrit dans un cadre plus large. Tant dans le domaine économique que dans celui de la politique extérieure ou dans celui des interventions de la Bundeswehr à l'étranger, la chancelière est la porte-parole d'une nation repliée sur elle-même, une Allemagne qui a cessé d'être la plus européenne des Européens et qui préfère minimiser ses alliances et ses obligations dans le cadre de l'Union ; une Allemagne qui caresse un avenir de "grande Suisse" ou de "petite Chine" (des excédents extérieurs avec une demande intérieure limitée) ; une Allemagne qui redéfinit son histoire constitutionnelle d'après-guerre dans le sens d'un Etat-nation autoréférentiel, et, last but not least, une Allemagne qui reprend à nouveaux frais la "question allemande" dans le cadre européen.

    Derrière tout cela, ce qui est en train de prendre forme politiquement, c'est l'illusoire légende nationale que forgent certaines élites intellectuelles. Celles-ci stigmatisent l'absence de visage de la bureaucratie européenne ou le recul démocratique (l'arrêt de la Cour constitutionnelle sur le traité de Lisbonne - autre exemple éclatant, au demeurant, du nouvel unilatéralisme allemand) ; ce faisant, elles formulent implicitement l'hypothèse absolument irréaliste d'un retour possible à un idyllique Etat-nation.

    Règnent une foi aveugle en l'Etat-nation à rebours de sa propre historicité, et une naïveté opiniâtre et déconcertante qui fait que l'on tient pour éternel et naturel ce qui passait il y a encore deux ou trois siècles pour absurde et totalement étranger à la nature. Ce nationalisme intellectuel et son illusoire légende nationale fondée sur la nostalgie ne sont pas seulement à l'oeuvre dans d'obscurs coins d'Europe en proie au populisme de droite, ils dominent dans les cercles les plus instruits et les plus cultivés.

    Le modèle allemand d'après-guerre était porteur d'une politique étrangère empreinte de la plus haute modernité : il était postnational, multilatéral, fondé sur une approche économique forte, pacifique au plus haut point et sous tous ses aspects - prêchant l'interdépendance tous azimuts, partout en quête d'amis et ne s'imaginant nulle part d'ennemis. "Puissance", "pouvoir" étaient quasiment des gros mots, qu'il fallait remplacer par celui de "responsabilité" ; quant aux intérêts nationaux, ils demeuraient toujours discrètement relégués, telles de vieilles chaises Charles X, derrière un épais rideau dans lequel étaient tissés les mots "Europe", "paix", "collaboration", "stabilité", "normalité", voire "humanité".

    N'est-ce qu'une impression ou un état de fait : l'Europe unie mentionnée dans le préambule de la Loi fondamentale a-t-elle effectivement cessé d'être l'étoile polaire de la politique allemande et de la manière dont les Allemands se comprennent eux-mêmes ? Si tel était le cas - et cela exigerait une vive discussion au sein et à l'extérieur de l'Europe -, c'en serait fini de la belle époque de l'Allemagne et de l'Europe. L'UE serait en passe de redevenir une zone de libre-échange de luxe - dans une société du risque mondialisée, où aucun pays ne peut résoudre ses problèmes seul ».

    Dans Le Monde

     


     


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