• Penser le capitalisme au 21ème siècle, Par Thomas Piketty

    Faisons connaissance avec Thomas Piketty, professeur à l'Ecole d'Economie de Paris, spécialiste reconnu des inégalités et de la fiscalité, ayant notamment écrit Les hauts revenus en France au XXème siècle. Dans ses travaux, il pointe du doigts la très forte augmentation des inégalités de revenus et de patrimoines dans les pays occidentaux ainsi que la faillite du modèle social de redistribution en France.

    Proche du parti socialiste et éditorialiste occasionnel au journal Libération, il est la bête noire des riches et de la droite de classe, qui voit en lui un horrible égalitariste menaçant la fortune du bourgeois.

    Au cours de cette conférence au Collège de France, il dresse un portrait du capitalisme au cours des deux derniers siècles et tente d'en tirer des enseignements pour imaginer à quoi pourrait ressembler celui du 21ème siècle. 

    Comme Marx l'avait compris, le capitalisme engendre naturellement des inégalités de revenu et de patrimoine mettant en péril les équilibres sociaux au risque de provoquer des conflits majeurs. La réduction des inégalités obervée au cours du 20ème siècle fut le résultat des catastrophes puis des politiques volontaristes menées pour préserver la démocratie.

    L'aspect inquiétant du capitalisme du 21ème siècle est le retour en force des inégalités et d'une société de classe. Thomas Piketty espère que cette fois-ci la démocratie saura faire face à ce défi sans sombrer de nouveau dans le chaos et la guerre. Extrait :



      

    Vous pouvez retrouver l'intégralité de cette conférence sur le site du Collège de France ainsi que les documents qui accompagnent l'intervention.


    Penser le capitalisme au 21ème siècle, Par Thomas Piketty, directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris - Avril 2009. Texte intégral.

    Le capitalisme du 21ème siècle sera-t-il aussi inégalitaire que celui du 19ème siècle ? Se conclura-t-il par le même déchainement de guerres, de nationalismes et de violences, à l'échelle réellement mondiale cette fois ? Une chose est certaine : il faudra bien plus que la crise financière actuelle pour que la démocratie prenne le dessus et apprenne à dompter le capitalisme.

    La crise peut certes jouer un rôle salutaire pour corriger certains des excès les plus criants apparus depuis les années 1980. Par quelle folie idéologique les autorités publiques ont-elles permis à des pans entiers de l'industrie financière de se développer sans contrôle, sans régulation prudentielle, sans rendu des comptes digne de ce nom ? Par quel aveuglement a-t-on laissé certains cadres dirigeants et autres traders se servir des rémunérations individuelles de plusieurs dizaines de millions d'euros, sans réagir, voire en les glorifiant ?

    La chute du Mur et la victoire définitive du capitalisme contre le système soviétique ont probablement contribué à l'émergence de cet étrange moment des années 1990-2000, marqué par une foi démesurée dans le marché auto-régulé et un sentiment d'impunité absolue parmi les élites économiques et financières.

    Dans sa forme la plus extrême, ce temps est terminé. Encore faudra-t-il de nombreuses années avant que les discours publics se transforment en actes. La transparence financière et comptable est un chantier titanesque concernant aussi bien les paradis fiscaux que les grands pays, les sociétés non financières que le secteur bancaire, et nous ne sommes qu'au début du chemin menant à une régulation et à une prévention efficace des crises financières. Concernant les rémunérations insensées exprimées en millions d'euros, seuls des taux d'imposition dissuasifs au sommet de l'échelle des salaires permettront de revenir à des écarts moins extrêmes. On en prend la direction, mais la route sera longue, tant les résistances idéologiques sont fortes.

    Supposons néanmoins que ces deux combats soient menés à leur terme. Le capitalisme du 21ème siècle n'en deviendra pas pour autant un monde juste et paisible. On dit souvent que le capitalisme de ce début de siècle est " patrimonial ". On entend par là que les patrimoines financiers et immobiliers, les mouvements de leurs prix et de leurs rendements, jouent un rôle essentiel. C'est vrai. Mais il faut maintenant prendre conscience du fait qu'il ne peut exister de capitalisme autre que " patrimonial ", et qu'il s'agit là d'un élément structurant du paysage social et des inégalités. Au cours du 20ème siècle, en particulier pendant les Trente Glorieuses, on a cru à tort que nous étions passés à une nouvelle étape du capitalisme, un capitalisme sans capital en quelque sorte, ou tout du moins sans capitalistes.

    A une vision du monde opposant travailleurs et capitalistes, en vogue jusqu'en 1914 et encore dans l'entre-deux-guerres, nous avons progressivement substitué à partir de 1945 une vision toute aussi dichotomique, mais plus apaisante, opposant d'une part les " ménages ", supposés vivre uniquement de leurs salaires, et d'autre part les " entreprises ", univers certes dominé par une implacable logique de productivité et d'efficacité, mais surtout lieu où sont distribués les salaires, toujours croissants. En oubliant au passage que les détenteurs ultimes des entreprises et de leur capital sont toujours des personnes physiques, des ménages en chair et en os. Et que l'inégale répartition de la propriété des patrimoines et de leurs revenus (dividendes, intérêts, loyers, plus-values) demeure l'inégalité fondamentale du système capitaliste : Marx avait au moins raison sur ce point.

    Sans le formuler explicitement, on a même cru un moment que les revenus du capital avaient tout bonnement disparu au bénéfice des revenus du travail. On s'est pris à imaginer que la rationalité technologique avait permis le triomphe du capital humain sur le capital financier et immobilier, des cadres méritants sur les actionnaires bedonnants, de la compétence sur la filiation. On s'est mis à penser les inégalités uniquement à travers le prisme apaisant des inégalités salariales. Un monde salarial certes traversé par de légers clivages entre ouvriers, employés, cadres. Mais un monde fondamentalement uni, communiant dans le même culte du travail, fondé sur le même idéal méritocratique.

    Nous ne reviendrons jamais à ce monde enchanté des Trente Glorieuses, qui était pour partie un rêve pieux, et pour partie une période exceptionnelle et transitoire, correspondant à un capitalisme de reconstruction. D'abord pour une raison bien connue : les taux de croissance de la production de l'ordre de 4% ou 5% par an observés pendant cette période, qui permettaient d'alimenter une hausse soutenue du pouvoir d'achat et un sentiment de progrès perpétuel, s'expliquaient avant tout par un phénomène de rattrapage, après les décennies perdues du premier 20ème siècle (1914-1945). Mais également pour une raison moins connue, et plus profonde encore dans ses conséquences à long terme. A l'issue de la seconde guerre mondiale, après trois décennies de chocs extrêmement violents (destructions physiques d'immeubles et d'usines, faillites d'entreprises, hyper inflation), les patrimoines privés avaient de fait quasiment disparu.

    Au début des années 1950, le total des patrimoines financiers et immobiliers des ménages ne représentait qu'à peine plus d'une année de revenu national, contre plus de six à la veille de première guerre mondiale. Il fallut plus d'un demi-siècle pour que le rapport entre patrimoines et revenus, paramètre central du développement capitaliste, retrouve au cours des années 2000 des niveaux de l'ordre de six-sept, comparables à ceux de la Belle Epoque.

    Le creux de la courbe a été particulièrement marqué en France, à la fois du fait de l'importance prise par l'Etat comme propriétaire du capital des entreprises à l'issue des nationalisations de 1945, et d'une politique vigoureuse de blocage des loyers, qui explique pour une large part les prix immobiliers historiquement bas observés des années 1950 aux années 1970.

    On retrouve toutefois cette même évolution générale dans tous les pays développés. Au niveau mondial, l'accumulation du capital privé a vu s'ouvrir de nouveaux secteurs et de nouveaux territoires, autrefois propriétés des Etats.

    Bien sûr, les très hautes valorisations des patrimoines observées ces dernières années sont en partie la conséquence des bulles boursières et immobilières, et les ratios patrimoine/revenu sont appelés à baisser dans les années qui viennent. Mais ils ne reviendront jamais aux faibles étiages des Trente Glorieuses. Tout laisse à penser que les patrimoines et leurs revenus vont se situer au 21ème siècle à des niveaux au moins équivalents à ceux du 19ème siècle et du début du 20ème.

    Les effets produits sur les structures sociales et les inégalités nationales et internationales mettront du temps à se faire pleinement sentir, mais ils seront à terme considérables. D'autant plus que le dumping fiscal généralisé, qui a déjà largement mis à mal les impôts progressifs patiemment construits au 20ème siècle, n'a sans doute pas encore atteint son paroxysme, et menace de conduire à la suppression pure et simple de toute forme d'imposition du capital et de ses revenus. Plus rien n'empêchera alors le capitalisme de retrouver les sommets inégalitaires du 19ème siècle. C'est-à-dire un monde où Vautrin pouvait benoîtement expliquer à Rastignac que la réussite par les études et le travail était une voie sans issue, et que la seule bonne stratégie d'ascension sociale consistait à mettre la main sur un patrimoine.

    Car c'est bien de cela qu'il s'agit. L'économie de marché et la propriété privée du capital méritent certes d'être enfin pensées dans leurs dimensions positives. Non pas comme un système fondé sur l'acceptation pragmatique de l'égoïsme individuel et de nos imperfections humaines, mais comme le seul système s'appuyant véritablement sur la liberté des personnes et l'infinie diversité des aspirations individuelles. Mais pour cela il faut reconnaître sans détour que le capitalisme, de façon indissociablement liée à sa dimension émancipatrice, produit inévitablement une inégalité d'une brutalité inouïe, insoutenable, injustifiable, menaçant nos valeurs démocratiques essentielles, au premier rang desquelles l'idéal méritocratique.

    Pendant les Trente Glorieuses, après que les guerres eurent fait table rase des patrimoines du passé, seul un pourcentage insignifiant de la population était susceptible de recevoir en héritage l'équivalent d'une vie de travail au salaire minimum (environ 500 000€ actuellement). Ce pourcentage a décuplé en vingt ans, devrait dépasser les 10% dans les années 2010, et plus encore si l'on prend en compte les rendements des capitaux correspondants. Et même si cela mettra plus de temps à se faire sentir, la part des capitaux reçus de la génération précédente dans ceux transmis à la génération suivante ne cessera d'augmenter.

    L'idéal d'une accumulation du capital fondée sur l'épargne méritante issue des revenus du travail, valable pendant les Trente Glorieuses et dans les périodes de très forte croissance économique ou démographique, disparaît mécaniquement dès lors que les séquelles des guerres s'éloignent et que les rendements du capital dépassent durablement les taux de croissance. Et l'arbitraire des enrichissements patrimoniaux dépasse largement le cas de l'héritage. Le capital a par nature des rendements volatiles et imprévisibles, et peut aisément générer pour tout un chacun des plus-values (ou des moins-values) immobilières et boursières équivalentes à plusieurs dizaines d'années de salaire. Et même si la concentration des patrimoines est forte, et peut encore croître, rien ne serait plus illusoire que de s'imaginer que le capital est l'apanage de quelques centaines de familles : un capitaliste sommeille en chacun d'entre nous, et chaque personne disposant de 100 000€ en assurance-vie possède indirectement des morceaux d'usines, qui parfois licencient et délocalisent pour rémunérer ledit capital.

    Au niveau international, l'instabilité des fortunes engendrée par les mouvements des prix et des rendements du capital est encore plus élevée, augmentant d'autant les sentiments d'arbitraire et de frustration. Sans une vigoureuse reprise en main par le pouvoir démocratique, un tel système mène naturellement à des catastrophes.

    Au 20ème siècle, ce sont les guerres qui ont fait table rase du passé, et qui ont temporairement donné l'illusion d'un dépassement structurel du capitalisme. Pour que le 21ème siècle invente un dépassement à la fois plus pacifique et plus durable, il est urgent de repenser le capitalisme dans ses fondements, sereinement et radicalement.

    Dans Le Monde


    « La lutte des classes n'est pas morte », interview de Thomas Piketty - Novembre 2011 - Extrait.


    Le retour des classes sociales

    "(...) Et surtout, on assiste aujourd’hui à une vraie régression. Les privilèges de naissance et le patrimoine viennent concurrencer le capital humain, le mérite. C’est un type d’inégalité violent, que l’on croyait avoir dépassé. Je pense possible un retour des structures de classes plus proches du XIXe siècle que de celles des Trente Glorieuses.

    On reste pétri d’une croyance naïve dans le progrès qui date des Trente Glorieuses, quand on pensait que naturellement et spontanément, la croissance et le développement économiques conduiraient à une société de plus en plus méritocratique.

    "(...) A l’issue des guerres mondiales, des chocs terribles avaient été portés aux patrimoines – la crise des années 1930 –, mais le choc a surtout été politique. On tenait les détenteurs de fortune pour responsables de l’effondrement du système des années 1930.

    Et il y a vraiment une volonté de reprise en main du système capitaliste de la propriété privée. Ça a créé une transformation assez profonde du système, mais qui était en partie transitoire. En Europe, ça correspondait à un capitalisme de reconstruction.

    Ce cycle est terminé selon vous ?

    Oui, même si les générations des Trente Glorieuses, qui mettent un peu de temps à laisser la place, y compris dans l’ordre du discours et de l’analyse de la société, peuvent le contester. Elles ont l’impression de s’être construites elles-mêmes et d’avoir très peu hérité. C’est une réalité, car beaucoup de patrimoine avait été détruit.

    Pour les générations nées à partir de 1960-1970, le monde est très différent. S’il n’y a pas d’héritage familial, si vous avez uniquement les revenus de votre travail, il y a de fortes chances que vous restiez locataire toute votre vie et que vous vous retrouviez à payer des loyers à des enfants de propriétaires.

    Il y aurait alors deux classes sociales : celle qui hérite et celle qui n’aura rien.

    Grosso modo, la moitié de la population hérite de rien ou presque rien, les 10% du dessus vont hériter de 500 000 euros et plus. Et les 40% du milieu héritent de 100 000 euros en moyenne.

    La différence avec les Trente Glorieuses, c’est que le niveau global de ces patrimoines hérités, par rapport aux revenus du travail, a énormément progressé. Il faut rappeler qu’une vie de smic, c’est 500 000 euros.

    On avait cru à un moment que la dimension héritage avait totalement disparu, on avait cru penser un monde avec des inégalités uniquement salariales et professionnelles. On dit : oui, oui, il y a des inégalités, mais plutôt apaisantes, c’est un peu « Alice au pays des merveilles ». Dans le fond, tout le monde est d’accord, même le Parti communiste : il faut des cadres pour diriger les ouvriers, et il est normal qu’ils soient payés trois fois plus. C’est pas très violent, comme lutte des classes."

    En quoi la dimension héritage est-elle plus violente ?

    Il y a l’égalité du droit de vote et la réalité des inégalités sociales et économiques. Mais ces dernières sont censées être fondées sur une justice, sur l’utilité commune, le mérite.

    L’article 1 de la Déclaration des droits de l’homme dit que les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité sociale. Oui, il y des inégalités, mais fondées sur le travail. C’est ce qui rend les inégalités supportables en démocratie.

    Mais personne n’a besoin d’un propriétaire à qui payer son loyer, on peut être soi-même propriétaire, c’est très différent comme logique. Quel est l’intérêt d’avoir Liliane Bettencourt qui touche des dividendes ? On sait bien que L’Oréal, dans la compétition mondiale, peut se passer de Liliane Bettencourt, et là est le truc très perturbant dans l’analyse du mérite. On voudrait préserver cette illusion méritocratique, également au sommet des fortunes. Pourtant elle n’a rien inventé.

    (...) Et la question aujourd’hui est : qu’est-ce qu’on a comme raison pour être optimiste, si on n’a pas des institutions démocratiques assez fortes, notamment via l’impôt, pour reprendre le contrôle de ce capitalisme patrimonial complètement fou. Si on n’agit pas, alors oui, le risque d’avoir des évolutions complètement divergentes entre groupes sociaux est très fort.


    Politique

    Il y a un très fort sentiment d’injustice sur la répartition des richesses, et en même temps une difficulté à passer à des solutions politiques de lutte… Il y a aussi une très forte résignation face à la mondialisation.

    Le niveau de souveraineté démocratique n’a pas évolué, mais la réalité des échanges économiques et humains s’est mondialisée, et cette contradiction crée le sentiment d’impuissance face au politique.

    Vous parlez de la nécessité d’une « révolution fiscale » alors qu’au PS, dont vous êtes proche, on parle de « réforme ».

    L’impôt progressif est l’enfant des guerres, du chaos, de la violence, des conflits, pas de débats démocratiques rationnels. On avait le suffrage universel bien avant 1914 et on n’arrivait pas à créer l’impôt sur le revenu. Il a été voté le 15 juillet 1914, pas pour financer des progrès sociaux, mais parce qu’on avait besoin de recettes fiscales pour faire la guerre. Mais je reste optimiste et rêve toujours d’un dépassement rationnel et pacifique du capitalisme.

    La lutte des classes, c’est aussi du haut vers le bas. On entend parler de « culture de la pauvreté », de « cancer social ». Un épiphénomène ?

    Je vois un très sérieux risque de sécession, non plus économique mais mentale et culturelle, d’une certaine élite.

    J’étais très étonné au moment de la loi Tepa, en 2007, lors des débats de la reforme de l’impôt sur les successions. Christine Lagarde, alors ministre de l’Economie, expliquait que cela permettrait à une famille de transmettre un million d’euros sans être taxée. Elle ne se rendait pas compte qu’elle était en train de parler d’un tout petit groupe d’individus, sans doute très nombreux parmi ses amis, mais ultra-minoritaires en France.

    C’est très nouveau qu’en France on soit dans cette rupture avec le réel dans le discours public et politique. Là aussi, il y a risque de sécession."

    Rue89

     

     


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