• Pour Immanuel Wallerstein, "Le capitalisme touche à sa fin"

    "Je pense en effet que nous sommes entrés depuis trente ans dans la phase terminale du système capitaliste (...) La situation devient chaotique, incontrôlable pour les forces qui la dominaient jusqu'alors, et l'on voit émerger une lutte, non plus entre les tenants et les adversaires du système, mais entre tous les acteurs pour déterminer ce qui va le remplacer. Je réserve l'usage du mot "crise" à ce type de période. Eh bien, nous sommes en crise. Le capitalisme touche à sa fin." (2008)

    "Nous allons connaître une grande bataille politique dont l’enjeu sera l’avenir du monde." (2013)

    Immanuel Wallerstein

     

    * * *

     

     

    Désordres planétaires à moyen terme - Janvier 2013. Extrait.

    (...) Je me permettrai de répéter ici la position qui est la mienne depuis longtemps. D’ici dix ans, nous aurons été les témoins de recompositions de grande ampleur. (...)

    Pour le plus grand nombre, ces perspectives sont, naturellement, loin d’être réjouissantes. Le chômage dans le monde va augmenter, et non baisser. Les gens ordinaires vont payer un très lourd tribut. Toutefois, les populations ont déjà manifesté leur volonté de riposte sous de multiples formes, et cette résistance populaire va aller croissant. Nous allons connaître une grande bataille politique dont l’enjeu sera l’avenir du monde.

    Les nantis d’aujourd’hui ne vont pas rester les bras croisés. Ils vont vite comprendre que leur avenir n’est pas garanti dans le cadre du système capitaliste existant. Ils vont donc s’efforcer de mettre en place un autre système, fondé non plus sur le rôle central du marché, mais sur une combinaison de force brute et de ruse. Leur principal objectif sera de veiller à ce que le nouveau système garantisse la pérennité des trois grandes caractéristiques du système actuel : hiérarchie, exploitation et polarisation.

    En face, dans le monde entier, des mouvements populaires vont chercher à forger un nouveau système historique, relativement démocratique et égalitaire - un type de système qui n’a jamais existé. Il est quasiment impossible de prédire le type d’institutions que le monde va engendrer dans ce cadre. Nous en saurons plus sur un tel système au fil de sa construction dans les décennies à venir.

    Qui l’emportera dans cette bataille ? Nul ne peut le dire. Ce sera le résultat d’une infinité de nano-actions par une infinité de nano-acteurs lors d’une infinité de nano-moments. A un moment donné, la tension fera basculer définitivement la balance en faveur de l’une des deux solutions alternatives. De là naît l’espérance. Ce que chacun de nous fait à chaque instant sur chaque question concrète a son importance. Certains parlent d’« effet papillon » : le battement d’aile d’un papillon peut provoquer une tornade à l’autre bout de la planète. En ce sens, aujourd’hui, nous sommes tous de petits papillons.

     Dans Mémoire des Luttes

     

    Une reprise économique qui n’arrive pas - Août 2012. Extrait.

    "Le cœur du dilemme touche aux contradictions fondamentales du système. Ce qui maximise les revenus des acteurs les plus efficaces à court terme (une augmentation des marges de profit) étrangle les consommateurs à plus long terme. Quand de plus en plus de personnes et de territoires se trouvent complètement engagées dans l’économie-monde, les marges « d’ajustement » ou de « renouveau » deviennent de plus en plus étroites, et les choix auxquels sont confrontés les investisseurs, les consommateurs et les gouvernements deviennent de plus en plus impossibles.(...)

    D’où l’existence, d’un côté, de puissants appels du monde politique à « l’austérité », laquelle signifie dans les faits une diminution des services publics existants (comme les retraites, la santé, les dépenses d’éducation) et une réduction du rôle des gouvernements dans la garantie de ces prestations. Et quand les gens perçoivent moins, ils dépensent moins, évidemment, et les vendeurs trouvent moins d’acheteurs. Autrement dit, on aboutit à une demande effective plus faible, en conséquence de quoi, la production devient encore moins profitable (les gains tirés des actions) et les gouvernements s’appauvrissent encore un peu plus.

    Il s’agit d’un cercle vicieux, et il n’existe pas de moyen facile d’y échapper. Et peut-être cela signifie-t-il qu’il n’y aucune sortie possible. C’est ce que certains d’entre nous ont appelé la crise structurelle de l’économie-monde capitaliste. Elle conduit à des fluctuations chaotiques (et assez sauvages), car le système bifurque, et nous nous trouvons dans un très long et violent combat sur le type de système qui devrait succéder à celui dans lequel nous nous trouvons. (...)"

     

    "Le capitalisme touche à sa fin", - 0ctobre 2008. Texte intégral.

    "Signataire du manifeste du Forum social de Porto Alegre ("Douze propositions pour un autre monde possible"), en 2005, vous êtes considéré comme l'un des inspirateurs du mouvement altermondialiste. Vous avez fondé et dirigé le Centre Fernand-Braudel pour l'étude de l'économie des systèmes historiques et des civilisations de l'université de l'Etat de New York, à Binghamton. Comment replacez-vous la crise économique et financière actuelle dans le "temps long" de l'histoire du capitalisme ?

    Immanuel Wallerstein :Fernand Braudel (1902-1985) distinguait le temps de la "longue durée", qui voit se succéder dans l'histoire humaine des systèmes régissant les rapports de l'homme à son environnement matériel, et, à l'intérieur de ces phases, le temps des cycles longs conjoncturels, décrits par des économistes comme Nicolas Kondratieff (1982-1930) ou Joseph Schumpeter (1883-1950). Nous sommes aujourd'hui clairement dans une phase B d'un cycle de Kondratieff qui a commencé il y a trente à trente-cinq ans, après une phase A qui a été la plus longue (de 1945 à 1975) des cinq cents ans d'histoire du système capitaliste.

    Dans une phase A, le profit est généré par la production matérielle, industrielle ou autre ; dans une phase B, le capitalisme doit, pour continuer à générer du profit, se financiariser et se réfugier dans la spéculation. Depuis plus de trente ans, les entreprises, les Etats et les ménages s'endettent, massivement. Nous sommes aujourd'hui dans la dernière partie d'une phase B de Kondratieff, lorsque le déclin virtuel devient réel, et que les bulles explosent les unes après les autres : les faillites se multiplient, la concentration du capital augmente, le chômage progresse, et l'économie connaît une situation de déflation réelle.

    Mais, aujourd'hui, ce moment du cycle conjoncturel coïncide avec, et par conséquent aggrave, une période de transition entre deux systèmes de longue durée. Je pense en effet que nous sommes entrés depuis trente ans dans la phase terminale du système capitaliste. Ce qui différencie fondamentalement cette phase de la succession ininterrompue des cycles conjoncturels antérieurs, c'est que le capitalisme ne parvient plus à "faire système", au sens où l'entend le physicien et chimiste Ilya Prigogine (1917-2003) : quand un système, biologique, chimique ou social, dévie trop et trop souvent de sa situation de stabilité, il ne parvient plus à retrouver l'équilibre, et l'on assiste alors à une bifurcation.

    La situation devient chaotique, incontrôlable pour les forces qui la dominaient jusqu'alors, et l'on voit émerger une lutte, non plus entre les tenants et les adversaires du système, mais entre tous les acteurs pour déterminer ce qui va le remplacer. Je réserve l'usage du mot "crise" à ce type de période. Eh bien, nous sommes en crise. Le capitalisme touche à sa fin.

    Pourquoi ne s'agirait-il pas plutôt d'une nouvelle mutation du capitalisme, qui a déjà connu, après tout, le passage du capitalisme marchand au capitalisme industriel, puis du capitalisme industriel au capitalisme financier ?

    Le capitalisme est omnivore, il capte le profit là où il est le plus important à un moment donné ; il ne se contente pas de petits profits marginaux ; au contraire, il les maximise en constituant des monopoles - il a encore essayé de le faire dernièrement dans les biotechnologies et les technologies de l'information. Mais je pense que les possibilités d'accumulation réelle du système ont atteint leurs limites. Le capitalisme, depuis sa naissance dans la seconde moitié du XVIe siècle, se nourrit du différentiel de richesse entre un centre, où convergent les profits, et des périphéries (pas forcément géographiques) de plus en plus appauvries.

    A cet égard, le rattrapage économique de l'Asie de l'Est, de l'Inde, de l'Amérique latine, constitue un défi insurmontable pour "l'économie-monde" créée par l'Occident, qui ne parvient plus à contrôler les coûts de l'accumulation. Les trois courbes mondiales des prix de la main-d'oeuvre, des matières premières et des impôts sont partout en forte hausse depuis des décennies. La courte période néolibérale qui est en train de s'achever n'a inversé que provisoirement la tendance : à la fin des années 1990, ces coûts étaient certes moins élevés qu'en 1970, mais ils étaient bien plus importants qu'en 1945. En fait, la dernière période d'accumulation réelle - les "trente glorieuses" - n'a été possible que parce que les Etats keynésiens ont mis leurs forces au service du capital. Mais, là encore, la limite a été atteinte !

    Y a-t-il des précédents à la phase actuelle, telle que vous la décrivez ?

    Il y en a eu beaucoup dans l'histoire de l'humanité, contrairement à ce que renvoie la représentation, forgée au milieu du XIXe siècle, d'un progrès continu et inévitable, y compris dans sa version marxiste. Je préfère me cantonner à la thèse de la possibilité du progrès, et non à son inéluctabilité. Certes, le capitalisme est le système qui a su produire, de façon extraordinaire et remarquable, le plus de biens et de richesses. Mais il faut aussi regarder la somme des pertes - pour l'environnement, pour les sociétés - qu'il a engendrées. Le seul bien, c'est celui qui permet d'obtenir pour le plus grand nombre une vie rationnelle et intelligente.

    Cela dit, la crise la plus récente similaire à celle d'aujourd'hui est l'effondrement du système féodal en Europe, entre les milieux du XVe et du XVIe siècle, et son remplacement par le système capitaliste. Cette période, qui culmine avec les guerres de religion, voit s'effondrer l'emprise des autorités royales, seigneuriales et religieuses sur les plus riches communautés paysannes et sur les villes. C'est là que se construisent, par tâtonnements successifs et de façon inconsciente, des solutions inattendues dont le succès finira par "faire système" en s'étendant peu à peu, sous la forme du capitalisme

    Combien de temps la transition actuelle devrait-elle durer, et sur quoi pourrait-elle déboucher ?

    La période de destruction de valeur qui clôt la phase B d'un cycle Kondratieff dure généralement de deux à cinq ans avant que les conditions d'entrée dans une phase A, lorsqu'un profit réel peut de nouveau être tiré de nouvelles productions matérielles décrites par Schumpeter, sont réunies. Mais le fait que cette phase corresponde actuellement à une crise de système nous a fait entrer dans une période de chaos politique durant laquelle les acteurs dominants, à la tête des entreprises et des Etats occidentaux, vont faire tout ce qu'il est techniquement possible pour retrouver l'équilibre, mais il est fort probable qu'ils n'y parviendront pas.

    Les plus intelligents, eux, ont déjà compris qu'il fallait mettre en place quelque chose d'entièrement nouveau. Mais de multiples acteurs agissent déjà, de façon désordonnée et inconsciente, pour faire émerger de nouvelles solutions, sans que l'on sache encore quel système sortira de ces tâtonnements.

    Nous sommes dans une période, assez rare, où la crise et l'impuissance des puissants laissent une place au libre arbitre de chacun : il existe aujourd'hui un laps de temps pendant lequel nous avons chacun la possibilité d'influencer l'avenir par notre action individuelle. Mais comme cet avenir sera la somme du nombre incalculable de ces actions, il est absolument impossible de prévoir quel modèle s'imposera finalement. Dans dix ans, on y verra peut-être plus clair ; dans trente ou quarante ans, un nouveau système aura émergé. Je crois qu'il est tout aussi possible de voir s'installer un système d'exploitation hélas encore plus violent que le capitalisme, que de voir au contraire se mettre en place un modèle plus égalitaire et redistributif.

    Les mutations antérieures du capitalisme ont souvent débouché sur un déplacement du centre de "l'économie-monde", par exemple depuis le Bassin méditerranéen vers la côte Atlantique de l'Europe, puis vers celle des Etats-Unis ? Le système à venir sera-t-il centré sur la Chine ?

    La crise que nous vivons correspond aussi à la fin d'un cycle politique, celui de l'hégémonie américaine, entamée également dans les années 1970. Les Etats-Unis resteront un acteur important, mais ils ne pourront plus jamais reconquérir leur position dominante face à la multiplication des centres de pouvoir, avec l'Europe occidentale, la Chine, le Brésil, l'Inde. Un nouveau pouvoir hégémonique, si l'on s'en réfère au temps long braudélien, peut mettre encore cinquante ans pour s'imposer. Mais j'ignore lequel.

    En attendant, les conséquences politiques de la crise actuelle seront énormes, dans la mesure où les maîtres du système vont tenter de trouver des boucs émissaires à l'effondrement de leur hégémonie. Je pense que la moitié du peuple américain n'acceptera pas ce qui est en train de se passer. Les conflits internes vont donc s'exacerber aux Etats-Unis, qui sont en passe de devenir le pays du monde le plus instable politiquement. Et n'oubliez pas que nous, les Américains, nous sommes tous armés..."

    Dans Le Monde


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