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La campagne vue par Frédéric Lordon
"Etre de droite, c’est vouloir ne pas changer le cadre ; être de gauche, c’est vouloir le transformer."
"Mais quelle est exactement cette « gauche » dont il ne se trouve aucun leader capable d’une parole à la hauteur de la situation au moment même où le capitalisme convulse ! (...) Le séisme n’a donc pas encore été suffisamment important pour que cette « gauche » passée à la Javel soit de nouveau capable d’apercevoir que le capital libéré de tout détruit la société, qu’il y a des classes, que ces classes sont en lutte, qu’il lui appartient, normalement, dans cette lutte, de prendre parti."
Paru dans Télérama - Février 2012. Extraits.
Par une déformation de lecture dont on ne sait plus ce qu’elle doit à une incompréhension feinte ou à la simple bêtise, les éditorialistes se sont plu à entendre une mention à la « gauche de la gauche » quand la tribune publiée il y a quatorze ans par Pierre Bourdieu en appelait, elle, à une « gauche de gauche » – formidable pouvoir des mots qui en deux signes à peine modifient du tout au tout le sens d’un propos. Il est vrai que les intérêts à ne pas comprendre étaient trop puissants pour que Bourdieu ait la moindre chance d’être entendu, qui n’avait aucune intention de disserter sur les mouvements (symptomatiquement) dits d’« extrême-gauche », et seulement celle d’appeler « la gauche » à être de gauche – si ça n’était pas trop demander.
Mais quelle « gauche » ? Bien sûr celle qui s’accroche au label comme à son dernier oripeau symbolique, héritière ayant depuis belle lurette dénoncé l’héritage, le parti socialiste au socialisme parti, mais maintenu dans ses titres de créance politique, comme un malade en phase terminale sous respirateur, par un univers médiatique confusément conscient d’avoir aussi à se sauver lui-même, et décidé à investir dans ce combat-là toute son autorité véridictionnelle – ceux des éditorialistes qui veulent continuer d’avoir l’air de gauche doivent donc réputer « de gauche » les politiques avec lesquels ils font peu ou prou cause commune. (...)
Il n’est pas inexact de dire parfois qu’« il n’y a pas alternative », mais à la condition – hors laquelle le fait d’escroquerie intellectuelle est constitué – d’ajouter aussitôt qu’une proposition de ce genre n’a de validité qu’à l’intérieur d’un certain cadre, et sous la prémisse implicite de ne pas toucher à ce cadre. Or si dans le « certain cadre » il n’y a pas d’autre solution possible, il y a néanmoins toujours la solution de sortir du cadre. Et de le refaire. Les choses deviennent alors étrangement simples sous cette perspective : être de gauche, c’est être prêt à attaquer le cadre. Si la gauche de gauche est un certain rapport au cadre, alors voilà quel il est : de liberté et de souveraineté.
Le cadre actuel est parfaitement visible et connu de tous. C’est le cadre européen de Maastricht-Lisbonne. La question – décisive – est alors la suivante : qu’a donc à dire à propos de ce cadre le candidat estampillé « de gauche » par le journal « de gauche » Libération ? Par une de ces infortunes qui ruinent les plus belles promesses, François Hollande doit faire campagne alors que les parlements délibèrent du MES (Mécanisme européen de stabilité) et du TSCG (Traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance), soit deux dispositions qui, bien malencontreusement, viennent rappeler la chose que toutes les campagnes présidentielles passées, par là réduites à l’insignifiance, s’étaient efforcées de faire oublier : il y a ce cadre et nous sommes dedans… Et comble de malheur, ces deux traités, aussi peu respectueux des embarras que des calendriers de « la gauche » française, n’ont pas d’autre objectif que de le resserrer et de le durcir, mais à un point inimaginable.
(...) L’on en vient à se demander quels degrés de destruction sociale les austérités européennes devront atteindre, quelles quantités de chômeurs, de pauvres dans les rues, quelles régressions sociales et sanitaires il faudra connaître pour qu’un jour le parti socialiste se décide à considérer qu’il y a un problème avec cette Europe. (...)C’est que la liste est si longue des renoncements, des conversions et des trahisons de « la gauche » qui n’est pas de gauche, la gauche de droite, en tout cas d’après ce criterium simple : être de droite, c’est vouloir ne pas changer le cadre ; être de gauche, c’est vouloir le transformer – et même 75% de taux supérieur d’imposition ne qualifient pas à être de gauche, qui ne font que réparer à la marge les dégâts d’inégalité à l’intérieur du cadre, inaltéré.(...)
Il fallait donc une crédulité enfantine ou bien le goût du frisson pour vibrer avec François Hollande désignant la finance, son ennemie sans visage. Mais comme jadis Lionel Jospin – quoique cette fois-ci avant même l’élection ! – la paix a été faite avec « l’ennemie » à peine la guerre déclarée ; et le passage-éclair de François Hollande à Londres pour rassurer la City quant à l’innocuité de ses intentions réelles, rendre hommage à Tony Blair et écarter lui-même l’hypothèse – extravagante – qu’il pourrait être un « idéologue de gauche » (5), restera sans doute dans l’histoire de « la gauche » comme l’un de ces moments de reniement et d’apostasie dont se nourrissent la Grande Indifférenciation, l’idée que « gauche » et « droite » ne veulent plus rien dire, fausse en général mais vraie dans le cas présent, et, à la fin des fins, un FN à 20%, lui bien décidé à profiter de la confusion des semblables pour recréer des différences.
Il faut sans doute reconnaître que ça n’était pas une idée bien fameuse de s’engager à écrire cette tribune à ce moment de la campagne où typiquement il devient impossible de dire quoi que ce soit qui puisse dominer l’intensité des (légitimes) angoisses d’une réélection de Sarkozy, et où toute critique du candidat « de gauche » est immanquablement reçue comme « faisant le jeu » de l’adversaire de droite.(...)
On dira que la manière inverse ne mène pas bien loin et qu’elle n’a pour elle qu’un mouvement d’humeur : celui qui n’en peut plus de la prise d’otages par laquelle le parti socialiste ne s’efforce même plus d’ajouter le moindre argument substantiel à la simple phobie anti-droite – habitude maintenant contractée de longue date, mais qui se souvient du slogan exhaustif de sa campagne pour les législatives de 1986 « Au secours, la droite revient ! » ? (...)
Et puis l’on entendra inévitablement, d’exaspération et de panique mêlés, les rappels au front uni, à la hauteur des enjeux et à l’irresponsabilité de dénoncer la « gauche de droite », qui plus est « à ce moment là », plutôt que de réserver ses traits à la droite tout court (qui n’est pas de gauche). (...)Il faut donc prendre au pied de la lettre les inquiets qui ne jurent que par le salut de « la gauche » : ils veulent réserver la critique à la droite ? C’est parfait : c’est toute la droite-du-cadre, et elle seulement, qui y aura droit.
Alors oui, il est probablement sans espoir de rappeler aujourd’hui que la droite modérée, c’est-à-dire le parti socialiste, rend toujours aussi actuel l’appel à « une gauche de gauche », cette pathétique supplication pour que la gauche soit de gauche. (...)
Mais quelle est exactement cette « gauche » dont il ne se trouve aucun leader capable d’une parole à la hauteur de la situation au moment même où le capitalisme convulse ! La référence à Obama qui se voulait avantageuse est en fait tragique. Car ceux qui attendaient du président étasunien un nouveau Roosevelt, confronté à une crise historique en effet semblable à celle des années 30, en ont été rapidement pour leurs frais. Le séisme n’a donc pas encore été suffisamment important pour que cette « gauche » passée à la Javel soit de nouveau capable d’apercevoir que le capital libéré de tout détruit la société, qu’il y a des classes, que ces classes sont en lutte, qu’il lui appartient, normalement, dans cette lutte, de prendre parti.(...)
En 1936, au Madison Square Garden, en campagne pour sa ré-élection, Roosevelt, confronté aux forces réactionnaires du capital, arc-boutées dans la préservation de toutes leurs licences, Roosevelt, donc, fait de la politique à la hauteur de l’histoire : « Nous avons à lutter contre les vieux ennemis de la paix – le business et les monopoles financiers, la spéculation, les banques déchaînées (…) Ceux-là ont commencé à faire du gouvernement des Etats-Unis une simple dépendance de leurs affaires (…) Jamais dans notre histoire ces forces n’ont été liguées comme aujourd’hui contre un candidat. Elles sont unanimes dans la haine qu’elles me portent – et j’accueille cette haine avec plaisir. » On se prend à rêver d’un candidat socialiste qui n’aurait pas oublié le sens du mot socialiste, et qui se ferait un honneur de défier les forces de l’argent, d’entrer en guerre ouverte contre elles, et de s’en faire détester. On se réveille, et l’on sait dans l’instant que l’époque contemporaine attendra encore un moment son Roosevelt.Dans Télérama
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Commentaires
2Qui-DameLundi 5 Mars 2012 à 19:23Je serais, pour ma part, très curieux de connaître le point de vue de Lordon sur les analyses de Michéa, et, en particulier, sur son dernier livre "le complexe d'Orphée"
Michéa est-il connu au point que tout intellectuel de la gauche, même de celle démondialisatrice, ait dû en entendre parler ?
Pour ma part je suis tombé sur un de ses ouvrages chez un de mes amis postier. J'ai eu ensuite la surprise d'en entendre parler que très récemment à l'occasion de la sortie de ce dernier livre, qui semble avoir fait un peu plus de bruit, du moins sur France Culture.
Et vous ? depuis quand le fréquentez vous ?
Concernant Lordon, j'ai fait un article sur le débat : altermondialistes contre démondialisateurs. Vous y trouverez des très bonnes contributions de l'économiste, répondant en particulier à une tribune sidérante d'attac.
4Qui-DameMardi 6 Mars 2012 à 12:14Pour ce qui est de Michéa, c'est une découverte personnelle que j'ai faite, en 2003/2004, en tombant chez Gibert (à Paris) par hasard sur un exemplaire d'occasion de son essai "l'enseignement de l'ignorance". Le ton d'une note en bas de page, fort irrespectueux à l'égard de Bourdieu, m'avait immédiatement allèché. Depuis, j'ai acheté tous ses livres, à l'exception de son "Orwell anarchiste tory". Quant à Christopher Lasch, j'ai connu sa pensée bien avant la très grande majorité des universitaires français, pour la bonne raison que j'ai eu la chance de suivre quelques une de ses conférences aux Etats-Unis, à une époque où il n'était pas traduit encore en français. J'ai toujours dans ma bibliothèque son essai "The culture of narcissism" dans l'édition américaine de 1979.
Merci pour le tuyau sur Lordon. J'irai lire votre article.
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Sans doute la sortie de l’euro à soi seule, telle quelle, recréerait autant de difficultés nouvelles qu’elles en résoudrait d’anciennes. Mais la pleine restauration du principe de souveraineté rendrait précisément possible de lui adjoindre toutes ses conditions institutionnelles latérales de viabilité, sans lesquelles en effet, le pur et simple retour à l’euro s’avérerait une manœuvre très périlleuses. Et je veux dire :
-* Contrôle étatique des capitaux
-* Rerégulation financière
-* Tutelle publique sur les banques, etc.
Mais dans tous les cas, et je vais finir ici, il n’y a aucun lieu de se laisser intimider par des leçons de morale cosmopolites des privilégiés du capital économique et du capital culturel.
J’accorde avec une grande facilité que l’internationalisme, le dépassement des actuelles nations dessine au moins abstraitement une perspective très désirable en soi et continue même de constituer un possible horizon politique de référence. Mais précisément, il y a des idées abstraites qui mal concrétisées tournent mal. Il y a des formes d’internationalisme qui ont le don de rendre odieux l’internationalisme et qui finalement en sont les pires ennemis, comme l’internationalisme néolibéral. Et j’irai même plus loin en vous soumettant ce dernier paradoxe : je ne crois pas du tout que les solutions nationales soient condamnées comme on le dit souvent au repli nationaliste, xénophobe ou haineux ; je crois même que le respect partout du principe de souveraineté populaire est le prérequis d’une solidarité internationale qui ne soit pas que fantasmée.
En tout cas, si le choix est laissé entre la solution nationale, et des solutions européennes mais vouées à maltraiter les peuples en leur imposant et les pires dépossessions de souveraineté et les pires régressions sociales, alors, pour ce qui me concerne, j’ai vite fait de prendre mon parti...
Frédéric Lordon.
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